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Valérie Masson-Delmotte : « Il y aura deux fois plus de canicules en 2050 »

La coprésidente du Giec décrypte les conséquences concrètes d'un réchauffement climatique de 1,5 °C. Pour la paléoclimatologue, « on ne pourra pas tout sauver ». PROPOS RECUEILLIS PAR OLIVIER PÉROU, ERWAN BRUCKERT

Elle est devenue le visage français des sciences du climat. Depuis 2010 et « l'appel des 600 » contre Claude Allègre et les climatosceptiques, Valérie Masson-Delmotte bat le pavé médiatique. Neuf ans plus tard, la paléoclimatologue et coprésidente du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec) ne cesse d'enchaîner colloques et interventions médiatiques pour expliquer scientifiquement les bouleversements climatiques en chantier et faire prendre conscience de « l'urgence ». Mardi 23 juillet, elle prenait d'ailleurs la parole aux côtés de la militante suédoise pour le climat Greta Thunberg devant les députés. Elle explique la démarche du Giec et décrypte concrètement ce que vivre dans un monde plus chaud de 1,5 °C implique au quotidien.

Le Point : Qu'avez-vous retenu des discours de 

Valérie Masson-Delmotte : De toute évidence, il y avait un côté émotionnel dans leurs discours. Ils prennent pour eux la charge mentale de ce que représente l'action contre le réchauffement climatique. Ils en ont fait quelque chose de personnel puisqu'ils disent craindre pour leur avenir tant il est incertain. Mais, au-delà du fond, j'ai particulièrement apprécié les réponses qu'ils ont apportées aux députés et aux journalistes. Ils ont exposé leurs craintes et leur message – « écoutez les scientifiques » – avec une certaine force. On a vu assez clairement un décalage entre leur aspiration à ce que les adultes prennent des décisions à la hauteur des enjeux et finalement le flou des interventions des politiques présents. Sans doute ce moment rare entre la jeunesse et la représentation nationale aurait mérité un temps plus long, voire une séquence où les députés répondaient aux questions des jeunes militants.

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Dans son intervention, Greta Thunberg insiste sur un aspect particulier du rapport du Giec : le budget carbone résiduel. Pourquoi  ?

L'évolution future de la température mondiale va être déterminée par deux choses : le cumul passé, présent et futur des émissions de dioxyde de carbone et les émissions des autres gaz à effet de serre. Si l'on veut stabiliser le climat mondial, il faut que ces émissions diminuent le plus vite possible et tendent vers le zéro. Greta Thunberg a repris ces chiffres pour estimer la temporalité de notre marge de manœuvre. Dans le rapport, nous avons évalué des trajectoires socio-économiques dans le scénario d'une stabilisation du réchauffement mondial à 1,5 degré motivée par la baisse des émissions. En se référant au budget carbone et au rythme actuel de nos émissions, on peut estimer qu'il nous reste entre dix et vingt ans – avec une marge d'erreur de dix ans – pour contenir le réchauffement à un degré et demi et donc éviter l'irréversibilité des conséquences sur les écosystèmes et l'humanité. Il n'y a pas non plus un seuil particulier du réchauffement qui fait que, si on le dépasse, tout s'emballe et devient hors de contrôle. Notre conclusion, c'est que, chaque année où l'on n'agit pas, il y aura inéluctablement une hausse des températures plus importante qui réclamera de fait une série de mesures beaucoup plus radicales. C'est une question d'adaptation.

C'est-à-dire  ?

Les seuils de 1,5 et 2 degrés sont des choix politiques. Ils se sont fixé ces objectifs sur la base d'éléments scientifiques, mais rien n'affirme que tout se déchaîne à 1,51 ou 1,54 degré de plus. En réalité, chaque fraction de degré supplémentaire augmente la fréquence et l'intensité des bouleversements climatiques comme les vagues de chaleur dans les continents et les océans.

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L'adaptation a un coût et des limites : on ne pourra pas tout sauver. 

Les épisodes caniculaires que nous vivons actuellement en sont-ils un avant-goût quotidien dans un monde plus chaud de 1,5 °C  ?

En France, cela signifie en effet un réchauffement plus important, de l'ordre de 2 degrés. Pour 1 degré au niveau mondial, la température au niveau national augmente de 1,4 degré. Le réchauffement local est plus élevé que le réchauffement planétaire. Aux alentours de 2040 – ou plus tôt si les émissions augmentent –, les glaciers français continueront de reculer, le littoral s'érodera de plus en plus du fait de la hausse du niveau de la mer, les pluies torrentielles seront plus nombreuses, particulièrement dans le sud de la France, les sécheresses seront plus sévères et longues. Dans ses projections, Météo-France estime qu'il y aura deux fois plus de canicules en 2050, y compris si l'on parvient à contenir le réchauffement à 1,5 degré. Sur les trente dernières années, nous avons eu deux fois plus de canicules en métropole que sur les trente années précédentes. Aujourd'hui, les durées des sécheresses sont de l'ordre de deux mois par an en France et doubleraient (quatre mois, NDLR) d'ici à 2050. Ces épisodes de chaleur plus radicaux et plus longs impacteront donc les pratiques agricoles et la gestion de l'eau et des forêts.

Le rapport du Giec estime qu'atteindre l'objectif des 1,5 °C nécessitera des efforts d'une ampleur « sans précédent ». Est-ce techniquement possible  ?

C'est en réalité une question d'anticipation. Il faut essayer de réduire notre vulnérabilité à ces risques de manière à construire une adaptation plutôt que d'être en permanence en gestion de crise. L'adaptation a un coût et des limites : on ne pourra pas tout sauver. Les conséquences les plus importantes toucheront également d'autres continents. Par exemple, l'augmentation des inondations et des submersions côtières due à la montée des eaux en Asie du Sud touchera non seulement les rendements agricoles mais provoquera également des conflits territoriaux. L'un des enjeux majeurs est l'adaptation des villes. La majorité de la population mondiale – et la majorité de la population française également – est urbaine. La structure des villes et les matériaux utilisés pour construire bâtiments et routes sont des effets amplificateurs des vagues de chaleur. Ils empêchent la circulation de l'air et absorbent la chaleur la journée pour la restituer la nuit. D'où l'intérêt de végétaliser les villes pour limiter l'échauffement à la surface.

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Le 8 août prochain, le Giec publiera justement un nouveau rapport sur la question climatique et la dégradation des terres agricoles. Quel impact le réchauffement climatique aura-t-il concrètement sur les rendements agricoles  ?

Une chaleur anormalement élevée des sols favorise l'apparition de certains types de microbes dans les sols qui réduisent la matière organique et la capacité de ces sols à stocker le carbone. Parfois, certains pensent que rajouter du CO2 dans l'atmosphère a un effet positif sur les plantes. Ce n'est pas faux en soi puisque le carbone est le principal élément nutritif intervenant dans la nutrition des végétaux. Or, avec un réchauffement de l'ordre de 1,5 degré, cet effet nutritif va finalement être bien plus modeste puisque la quantité d'eau disponible pour les plantes sera limitée. Au même titre que les hausses des températures réduisent les nutriments présents dans les sols. Beaucoup de plantes ont une productivité qui augmente en saison de croissance, mais, lors de canicules ou de sécheresses, elles se protègent en stoppant cette croissance. Les modèles étudiés démontrent la baisse de rendements et des qualités nutritives des céréales quand les températures et les seuils de CO2 augmentent. Ce n'est pas qu'une baisse de rendements, c'est une baisse des qualités nutritives des céréales. En France, on a pu observer de fortes baisses dans la production de céréales en 2003, en 2011, mais aussi en 2016, une année marquée par un hiver doux et un printemps très pluvieux. Avec un climat plus chaud, la question des rendements agricoles, des revenus des agriculteurs et donc de la sécurité alimentaire est cardinale.

Ce n'est pas qu'une question de production agricole, mais aussi d'alimentation...

La façon dont l'homme se nourrit a profondément changé ces dernières années. Plus de 800 millions de personnes souffrent encore de la faim et 2 milliards, à l'inverse, se retrouvent en surpoids et ont des maladies chroniques. Notre système alimentaire fonctionne mal. Dans le rapport sur les 1,5 °C, nous dressons déjà le constat qu'une alimentation saine – suivant les recommandations des nutritionnistes – réduit l'impact sur les émissions de gaz à effet de serre et la biodiversité. Le Giec ne dit pas qu'il faut agir de manière brutale et radicale dès demain. Ce que nous évaluons, ce sont les conditions pour parvenir à ce seuil de 1,5 °C que se sont fixé les gouvernements : une baisse de 3 à 4 % par an des émissions de CO2 au niveau mondial. L'une de ces conditions est l'amélioration de l'isolation des logements pour en réduire la consommation énergétique. En France, la baisse des émissions de ce secteur est trois fois plus lente que ce qui était attendu. Ce qui ne fonctionne pas pour parvenir à l'objectif fixé de 1,5 °C, c'est le déploiement efficace des mesures. On sait le faire, les solutions existent déjà, mais le rythme n'est pas le bon.


Il est nécessaire de mettre un prix au carbone. 

Au regard de toutes ces conséquences effrayantes, on pourrait vous taxer « d'alarmisme » et de « catastrophisme ».

Certaines personnes sont mal à l'aise avec les projections scientifiques des évolutions futures. Souvent, elles ne comprennent pas l'origine de ces informations. Ce sont en réalité des analyses faites à partir de modèles utilisés pour comprendre les grandes variations passées – les climats chauds, les glaciations, les éruptions volcaniques, etc. De ces modèles, nous explorons les évolutions futures à partir de différents scénarios : que se passe-t-il si toutes les émissions de CO2 s'arrêtent demain  ? Que se passe-t-il à l'horizon 2040 si le réchauffement est maintenu en dessous des 1,5 °C  ? Et en dessous des 2 °C  ? Si les émissions de gaz à effet de serre augmentent  ? Quelles sont les conséquences d'un réchauffement de l'ordre de 3 degrés et quelles sont les conditions pour y parvenir  ? Tous ces scénarios impliquent des évolutions socio-économiques très différentes et certains sont incompatibles avec une stabilisation de la température mondiale. Tout cela permet ensuite aux géographes, aux économistes, aux agronomes ou encore aux biologistes de travailler à des solutions pour anticiper la vulnérabilité. Et, in fine, c'est au décideur de trancher l'orientation à mener pour éviter tel ou tel scénario en s'engageant vers une trajectoire bas carbone.

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Prenons l'exemple de la taxe carbone. En France, c'est un sujet politique hautement inflammable. Comment le politique peut-il trancher dans ces conditions  ?

Je ne suis pas économiste, mais il y a un consensus des experts sur la question du prix du carbone : toutes les trajectoires qui permettent de baisser les émissions de GES, il est nécessaire de mettre un prix à la pollution si l'on veut favoriser l'efficacité énergétique dans l'industrie, l'économie circulaire, l'électrification des transports, le déploiement de l'hydrogène dans les transports, le développement des transports en commun plutôt que de la voiture individuelle, l'évolution des pratiques agricoles et alimentaires, etc. Sans ce prix, ces transformations ne se produiront pas. La question est en effet purement méthodologique : comment cela peut-il être mis en œuvre pour que ceux qui ont les revenus les plus modestes et qui n'ont pas d'alternatives puissent être accompagnés  ? Il y a consensus sur l'outil taxe carbone. La question, c'est la mise en œuvre équitable et juste.

Publié le 25/07/19 à 08h31 | Source lepoint.fr