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Climat la naissance d'un consensus

scienceshumaines.com

 

Climat, la naissance d'un consensus

François Gemenne
11-14 minutes

Depuis la publication du premier rapport du Giec en 1990, le consensus des scientifiques autour de l’existence d’un changement climatique provoqué par l’homme a fait entrer cette question dans le débat démocratique.

Publié en 1990, la même année que le premier numéro de Sciences Humaines, le premier rapport d’évaluation du Giec conclut à la réalité du changement climatique et à son origine humaine. Il marque à la fois l’aboutissement d’un processus de construction d’un consensus scientifique autour du changement climatique et le début d’un processus de construction d’un consensus politique.

Les premiers travaux sur le changement climatique datent des années 1950, avec les premières mesures de concentration des gaz à effet de serre dans l’atmosphère. La première conférence mondiale sur le climat, en 1979, fait déjà apparaître un important accord sur la réalité du changement climatique et ses causes. Six ans plus tard, en 1985, un atelier de haut niveau rassemble des représentants politiques et scientifiques à l’initiative du Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) et de l’Organisation météorologique mondiale (OMM). L’atelier conclut à la forte probabilité d’un changement climatique mais aussi à la nécessité de formaliser le consensus scientifique émergent.

Le PNUE et l’OMM sont initialement pressentis pour assurer cette mission de formalisation mais plusieurs gouvernements, à commencer par les gouvernements britannique et américain de Margaret Thatcher et Ronald Reagan, sont réticents à l’idée de confier cette mission à des experts de l’Onu. C’est ainsi que naît en 1988, à la demande du G7, le Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (Giec), certains gouvernements ayant davantage confiance dans la neutralité des chercheurs que dans celle des experts de l’Onu, soupçonnés d’être catastrophistes et trop radicaux. Il est placé sous l’égide conjointe du PNUE et de l’OMM.

Une base scientifique pour négocier

Le premier rapport du Giec est donc publié en 1990, deux ans seulement après la naissance de ce groupe. Si ce travail aboutit aussi rapidement, c’est parce qu’il doit fournir la base scientifique de la négociation qui aboutira à la signature de la convention-cadre des Nations unies sur le changement climatique au sommet de la Terre de Rio en 1992. La plupart des rapports du Giec accompagneront ainsi d’importantes étapes de la coopération internationale sur le climat : le deuxième rapport, publié en 1995, prépare l’adoption du protocole de Kyoto en 1997 ; le troisième, publié en 2001, reconnaît l’importance de l’adaptation comme stratégie de lutte contre le changement climatique ; le quatrième est publié en 2007, avant la Cop15 de Copenhague, qui se solde hélas par un échec, tandis que le dernier en date, le cinquième, est publié en 2014, un an avant l’accord de Paris.

Cette chronologie souligne le caractère hybride des rapports du Giec, qui sont à la fois des documents scientifiques et politiques. Scientifiques, parce qu’ils synthétisent l’état des connaissances sur le climat à un moment donné. Mais aussi politiques, parce qu’ils doivent être approuvés par l’ensemble des gouvernements avant d’être publiés. Les gouvernements disposent d’ailleurs d’un droit de regard sur le « résumé à l’intention des décideurs », c’est-à-dire la partie du rapport qui sera la plus lue et la plus commentée. Cette intervention des gouvernements dans le processus scientifique peut paraître choquante mais c’est cela qui garantit que les rapports soient acceptés comme l’état du consensus scientifique dans la négociation.

Lorsqu’ils approuvent le premier rapport du Giec en 1990, l’ensemble des gouvernements reconnaissent ainsi officiellement la réalité du changement climatique et la responsabilité des activités humaines dans celui-ci. À partir de cette date, plus aucun gouvernement ne peut prétendre ne pas être au courant du problème : l’argument de l’ignorance tombe. Sans ce processus d’approbation, il est vraisemblable que chaque gouvernement viendrait à la table des discussions avec ses propres experts et rapports scientifiques. Ce consensus scientifique constitue la fondation indispensable des négociations.

Devant un tel processus de validation, comment expliquer, dès lors, la permanence d’opinions climatosceptiques ? Il y a d’abord une raison très prosaïque : comme l’ont bien montré les historiens des sciences Naomi Oreskes et Erik Conway, les attaques contre la science du climat, dans les années 1990-2000, ont été largement téléguidées par les lobbies des énergies fossiles, qui avaient bien compris que le meilleur moyen de mettre en cause les politiques climatiques était de contester les faits scientifiques sur lesquels ces politiques s’appuyaient (1). Le président américain George W. Bush a été un instrument décisif de ces lobbies : en 2004, un mémo de sa campagne de réélection lui suggérait de faire du doute scientifique un élément central de son discours sur le changement climatique. Et l’on sait à quel point le doute est un puissant frein à l’action.

La réalité anthropique

Une autre raison tient à la manière dont les vues climatosceptiques ont été présentées dans les médias, souvent sur un pied d’égalité avec le consensus scientifique, comme s’il s’agissait de deux opinions équivalentes. Les spécialistes de la communication Maxwell Boycoff et Jules Boycoff ont très bien montré, par exemple, comment la presse américaine a créé un biais artificiel par souci de présenter systématiquement deux opinions différentes, en reléguant les faits scientifiques au rang d’opinions (2). De ce fait, le débat a continué à exister dans les médias et l’opinion publique alors qu’il avait été tranché depuis longtemps dans la communauté scientifique : dans une méta-analyse qui a fait date, N. Oreskes a passé au crible un peu moins de 1 000 articles scientifiques publiés entre 1993 et 2003, et a conclu qu’aucun d’entre eux ne s’écartait du consensus scientifique sur la réalité anthropique du changement climatique (3).

Le refus d’admettre la réalité du changement climatique ou la volonté d’en minorer les effets reste néanmoins un biais cognitif important. La science du climat représente en effet une « vérité qui dérange », selon l’expression consacrée par un documentaire sur l’engagement écologique de l’ancien vice-président américain Al Gore, parce qu’elle amène la remise en cause de nos modes de production et de consommation, de nos choix énergétiques, des fondations même sur lesquelles reposent nos économies. Dès l’instant où s’est formé un accord scientifique autour de la réalité du changement climatique s’est aussi imposée la nécessité d’agir. Et le refus d’admettre cette nécessité peut conduire à voir le changement climatique comme une menace lointaine, ou même inexistante (4).

Incertitudes et désaccords

Est-ce à dire que le consensus est désormais parfait, et qu’il faudrait traiter les thèses climatosceptiques comme des scories vouées à disparaître avec le temps ? Certainement pas. D’abord parce qu’il subsiste encore d’importantes incertitudes sur de nombreux aspects du changement climatique : sur la vitesse de la fonte des glaces, les différences de hausse du niveau de la mer ou encore l’impact du climat sur l’occurrence de conflits. Certains de ces débats s’éteindront naturellement avec le temps et le progrès de la science : chaque rapport du Giec réduit ainsi les incertitudes qui entourent encore la science du climat.

D’autres, par contre, persisteront, parce qu’elles tiennent à des différences d’interprétation. Une grande partie de la science du climat repose sur des modèles informatiques, qui eux-mêmes élaborent différents scénarios. Certains de ces scénarios sont plus pessimistes que d’autres et alimentent un imaginaire de l’effondrement, volontiers désigné comme la « collapsologie ». Mais ces scénarios ne représentent qu’une hypothèse parmi d’autres, que seul le temps permettra de vérifier. Et surtout, ils ne représentent qu’une partie de la science du climat, dont des pans entiers restent encore à explorer, et singulièrement dans la dimension humaine des impacts du changement climatique : les sciences humaines et sociales ont mis un certain temps, pour ne pas dire un temps certain, à s’emparer du climat comme objet de recherche. De nombreux pays ont mis sur pied des centres de recherche interdisciplinaires rassemblant sciences de la terre et sciences humaines et sociales autour des enjeux de l’Anthropocène, comme le climat ou la biodiversité. En France, ce type d’initiative continue à faire défaut en 2020.

Au-delà des controverses et incertitudes scientifiques apparaissent aussi aujourd’hui de nombreux désaccords politiques. Les mobilisations des jeunes en faveur du climat, à la suite des grèves initiées par la jeune suédoise Greta Thunberg, ont largement contribué à faire entrer ce sujet en démocratie. Le diagnostic est désormais largement partagé, de la gauche à la droite du spectre politique, et le changement climatique s’est imposé comme une préoccupation importante pour l’électorat. Mais c’est donc, logiquement, sur les choix à poser que se cristallisent les oppositions politiques. Nous sommes à un moment charnière où reste à choisir les remèdes. Et il est au fond logique, comme le rappelle le philosophe Pierre Charbonnier, que les questions écologiques nous divisent, parce que celles-ci peuvent porter un nouveau projet politique (5).

Si le climat n’est ni de gauche ni de droite, les solutions pour limiter le changement climatique sont différentes à gauche et à droite. La gauche, en particulier, est divisée entre ceux qui voudraient assumer un projet de décroissance ou, a minima, de sobriété, et ceux qui préfèrent miser sur le projet technologique pour rendre la baisse des émissions de gaz à effet de serre compatible avec une croissance économique soutenue. La question de la croissance économique est un profond marqueur de divisions pour la gauche parce qu’elle impose de redéfinir la notion de progrès et ses indicateurs qui sont au cœur de son logiciel.

Nous sommes à une bifurcation : il est donc normal que s’expriment des désaccords politiques quant aux différentes options qui se présentent à nous. Loin de nous tracasser, ces désaccords doivent nous rassurer quant au fait que le climat est désormais entré de plain-pied dans le débat démocratique. Et ces désaccords politiques soulignent aussi, en creux, qu’une étape importante a été franchie : la reconnaissance d’un consensus scientifique largement partagé, qui peut désormais constituer le socle d’un projet politique. Un projet qui reste à choisir, et qui restera source de débats et de polémiques pendant les prochaines années. C’est heureux, à condition, devant l’urgence à agir, que ces débats ne se prolongent pas. 

5bb58b4a7fd85bcf7e88c45ceb51404c.jpgGreta Thunberg lors d’une « grève pour le climat » à New York en septembre 2019. La jeune militante suédoise, qui fêtera ses 18 ans en janvier 2021, est devenue une figure médiatique majeure du combat environnemental ces dernières années. Ses « grèves scolaires pour le climat », menées à partir de la fin de l’année 2018, sont devenues le symbole de l’activisme climatique d’une nouvelle génération. Elles lui ont valu d’être élue personnalité de l’année du magazine américain Time en 2019.

NOTES

  • (1)

    Naomi Oreskes et Erik Conway, Merchants of Doubt. How a Handful of Scientists Obscured the Truth on Issues from Tobacco Smoke to Global Warming, Bloomsbury, 2015.

  • (2)

    Maxwell Boycoff et Jules Boycoff, « Balance as bias. Global warming and the US prestige press », Global Environmental Change, vol. XIV, n° 2, juillet 2004.

  • (3)

    Naomi Oreskes, « The scientific consensus on climate change », Science, vol. CCCVI, n° 5702, 3 décembre 2004.

  • (4)

    Anneliese Depoux, « Health communication of climate change », in David Holmes et Lucy Richardson (dir.), Research Handbook on Communicating Climate Change, Edward Elgar, 2020.

  • (5)

    Pierre Charbonnier, « L’écologie ne nous rassemble pas, elle nous divise », Le Monde, 14 mai 2020.