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Dans la bande de Gaza, les bombes israéliennes détruisent le patrimoine et effacent la mémoire

Depuis les attaques du 7 octobre par le Hamas, plus de 200 sites culturels et historiques – mosquées, cimetières grecs, vestiges égyptiens, marchés ottomans, immeubles Bauhaus – ont été partiellement ou totalement détruits, selon un rapport d’ONG.

Par Clothilde Mraffko et Samuel Forey (Jérusalem, correspondance)

Publié aujourd’hui à 05h00, modifié à 08h11

 

 La mosquée Al-Omari, la plus ancienne de la bande de Gaza, endommagée par les bombardements israéliens, le 5 janvier 2024.

La mosquée Al-Omari, la plus ancienne de la bande de Gaza, endommagée par les bombardements israéliens, le 5 janvier 2024. - / AFP

De la mosquée Al-Omari, la toute première de Gaza, construite au VIIe siècle, il ne reste plus guère que certains pans de murs et le minaret. Le bâtiment, édifié sur les fondations d’un temple philistin, puis d’une église byzantine, a été largement détruit par un bombardement israélien le 8 décembre 2023. Sa bibliothèque, bâtie tout contre, et où étaient gardés de rares manuscrits dont les plus anciens datent du XIVe siècle, a subi le même sort.

 

Idem pour le palais du Pacha, devenu musée en 2010, construit à Gaza sur ordre du sultan mamelouk Baïbars au XIIIe siècle, et où Napoléon aurait séjourné : il a été en partie ravagé par les bombes israéliennes. Dans le quartier chic d’Al-Rimal, dans la ville de Gaza, le centre culturel Rashad-Shawa, rare exemple de l’architecture brutaliste en Palestine, qui date des années 1980, a lui été pulvérisé.

 

Cimetières grecs, vestiges égyptiens, marchés ottomans ou immeubles Bauhaus, « le patrimoine de Gaza est vraiment très important et, malheureusement, il n’a pas reçu l’attention qu’il méritait par le passé », remarque Raymond Bondin, expert maltais sur le patrimoine mondial, qui s’occupe notamment du plan de conservation et de gestion du site gazaoui du monastère de Saint-Hilarion.

 

Surveillance par satellite

Dans l’enclave, ces vestiges et lieux de vie historiques constituaient les témoins de la riche histoire de ce territoire, jadis carrefour entre deux continents et important port méditerranéen. Ils ont été durablement dévastés depuis le début de l’offensive israélienne, lancée après le 7 octobre 2023, qui a tué plus de 27 000 Palestiniens. Selon un rapport d’Icomos, une ONG qui œuvre à la conservation de sites et de monuments historiques dans le monde, sur 350 lieux répertoriés à Gaza, plus de deux cents ont été partiellement ou complètement détruits.

 

L’ancien port grec d’Anthédon, le premier de l’enclave, situé au nord de la ville de Gaza, et qui figurait sur une liste indicative en vue d’un possible futur classement au Patrimoine mondial de l’humanité à l’Unesco, a ainsi « été presque complètement détruit », déplore M. Bondin.

 

A cela s’ajoutent tous les vestiges archéologiques enfouis sous le dense tissu urbain gazaoui. « Le ministère palestinien du tourisme et des antiquités avait calculé qu’il y avait une centaine de sites importants [encore à découvrir]. Ils sont probablement plus nombreux. Sans compter les nombreuses maisons de la période islamique et ottomane dans la ville de Gaza, dont certaines étaient vraiment très belles, et qui ont été détruites », regrette l’expert. Il juge que, contrairement à la Libye, où il a travaillé, à Gaza les destructions touchent aussi des sites historiques majeurs.

 

Faute d’accès à la bande de Gaza, maintenue sous siège quasi total depuis plus de quatre mois par Israël, l’étendue complète de ces dommages reste impossible à déterminer. L’Unesco a instauré une surveillance par satellite, extrêmement coûteuse. L’institution a ainsi pu confirmer que vingt-deux sites majeurs sont endommagés. « Ce n’est pas une liste exhaustive, il y a beaucoup d’autres sites en instance de vérification, et il y a beaucoup de choses qui ne se voient pas par satellite, explique un expert de l’organisation. Dès le début du mois d’octobre 2023, l’Unesco a rappelé à l’ensemble des acteurs concernés qu’il était interdit de cibler un site historique et culturel ou de l’utiliser à des fins militaires. »

Le 18 décembre, l’institution a placé le monastère Saint-Hilarion, dans le centre de la bande de Gaza, l’un des plus anciens de la région, sur la Liste internationale des biens culturels sous protection renforcée. « On est face à des destructions massives dans la bande de Gaza et le patrimoine n’est pas épargné », poursuit cet expert.

 

Selon l’OCHA, l’agence des Nations unies chargée de la coordination humanitaire, plus de la moitié des bâtiments de Gaza ont été détruits depuis le 7 octobre, privant quelque 650 000 personnes de leur foyer. Bien qu’Israël ne soit plus membre de l’Unesco depuis 2018, cette source assure que le dialogue reste ouvert. Les Israéliens répondent ne pas cibler délibérément les sites historiques. Le dynamitage de l’université Al-Israa, à la mi-janvier, par exemple, soulève pourtant la question de la responsabilité de l’Etat hébreu dans la protection des vestiges archéologiques à Gaza.

La vieille ville de Gaza : un champ de ruines

Le musée de l’établissement abritait quelque « trois mille rares artefacts qui remontaient aux ères préislamique, romaine et islamique », a fait savoir la direction de l’université dans un communiqué sur Facebook, condamnant l’explosion. « On ne sait pas si les Israéliens ont pillé ce qu’ils y ont trouvé ou s’ils l’ont tout simplement détruit, s’émeut Anwar Abu Eisheh, ancien ministre de la culture de l’Autorité palestinienne [2013-2014]. C’est une guerre israélienne contre les Palestiniens dans tous les domaines. Pour prouver qu’il n’y a pas de peuple palestinien et qu’il n’y a même pas de patrimoine palestinien. »

Que les Israéliens agissent intentionnellement ou non, « le résultat est l’effacement d’un patrimoine et d’une histoire. Symboliquement, c’est important, parce que c’est notamment par ce biais que les gens sont attachés à leur territoire », s’alarme Benoît Tadié, ancien conseiller culturel du consulat général de France à Jérusalem entre 2009 et 2013.

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Il prend en exemple la vieille ville de Gaza, qui, comme une bonne partie du nord de l’enclave, n’est plus qu’un vaste champ de ruines. « Ce n’était pas juste un site, c’était aussi le cœur de la cité actuelle. Le hammam, le palais du Pacha étaient des endroits extrêmement fréquentés. Le musée servait aussi de lieu d’enseignement pour les scolaires », décrit Benoît Tadié.

Fin décembre, dans sa requête envoyée à la Cour internationale de justice accusant Israël de se livrer à des « actes de génocide » à Gaza, l’Afrique du Sud dénonçait ces bombardements visant les sites historiques, mais aussi les lieux de culture et les archives de la ville de Gaza, comme participant à la « destruction de la vie palestinienne » dans l’enclave.

 

« Un vide en sciences sociales et humaines »

« Israël anéantit l’identité de Gaza, que son objectif soit d’écraser le Hamas ou non. Le patrimoine, c’est plus que de la culture. Ce sont des pratiques sociales, économiques… Tout cela est en train d’être perdu », abonde Shireen Allan, présidente d’Icomos Palestine.

Or, ces pratiques étaient déjà modifiées avec le blocus israélien instauré en 2007. La plupart des habitants n’avaient pas le droit de voyager – le fin territoire côtier vivait un certain « enfermement » empêchant le développement de la création, explique Najla Nakhlé-Cerruti, chargée de recherche au CNRS et spécialiste du théâtre en arabe. « Il y a un vrai vide en sciences sociales et humaines sur Gaza, car les chercheurs n’y ont pas accès. Cela contribue à l’effacement à tous les niveaux, notamment du point de vue de la science, qui pourrait contribuer à fixer des mémoires et des connaissances », ajoute-t-elle.

René Elter, archéologue français qui travaille depuis vingt-cinq ans à Gaza, avait, lui, tenté de désenclaver l’archéologie en formant des équipes sur place. Avec l’ONG Première Urgence internationale, sur des fonds français – de l’Agence française de développement – et britanniques, il avait lancé un programme de développement économique et social autour de la formation, de la protection, de la préservation et de la promotion du patrimoine culturel et des sites archéologiques de la bande de Gaza. L’équipe comptait quarante personnes avant la guerre. « Nous avons été les premiers à mettre en place une formation pratique », explique Jehad Abou Hassan, responsable de l’organisation à Gaza, aujourd’hui en France. « Le plus important, c’est que personne [de l’équipe] n’ait été tué, insiste René Elter. Si demain la guerre s’arrête, ils seront prêts à retourner sur les sites, si c’est possible. »

 

Pour envisager un après-guerre, il faudra en passer par la reconstruction de ce patrimoine qui était déjà largement fragilisé à Gaza, pense Samir Abdulac, expert international, ancien membre d’Icomos. Une partie avait déjà été endommagée lors de précédentes guerres israéliennes, et son exploration était largement sous-financée.

« Nos collègues palestiniens assimilent ces destructions à un génocide parce que le patrimoine est l’expression de l’identité d’un groupe humain. Le rebâtir est une manière de se reconstruire psychologiquement. Si c’est impossible, on rejette ce groupe humain dans le passé, sans lui donner la possibilité de se reconstituer », juge l’expert.

 

Clothilde Mraffko et Samuel Forey(Jérusalem, correspondance)