JustPaste.it

Le poète palestinien Najwan Darwish : “Écrire, c’est témoigner pour l’histoire”

Figure majeure de la poésie palestinienne contemporaine, Najwan Darwish, 45 ans, explore dans son art la patrie, la perte et l’identité palestinienne. Dans un entretien accordé au quotidien britannique “The Guardian”, l’auteur de Jérusalem dit sa difficulté à écrire, penser, vivre depuis le 7 octobre, face aux horreurs de la guerre menée par Israël à Gaza.

Logo
The Guardian
Traduit de l’anglais
 
Le poète palestinien Najwan Darwish : “Écrire, c’est témoigner pour l’histoire” Dessin de Bleibel, Liban

 

Quand l’écrivain et professeur Refaat Alareer a été tué [en décembre 2023] lors d’un bombardement israélien, le monde a porté le deuil. Alareer était une figure aimée de la communauté littéraire palestinienne, il encourageait les jeunes de Gaza à écrire et à s’exprimer en anglais. Son poème Si je dois mourir, qui inclut les vers “Si je dois mourir / que ce soit porteur d’espoir / que ce soit une histoire”, a trouvé un écho dans le monde entier.

 

Lire aussi : Gaza. L’hommage des Palestiniens à l’écrivain Refaat Alareer, tué dans une frappe israélienne

 

Quelques jours après sa mort, j’ai contacté le célèbre poète palestinien Najwan Darwish pour savoir ce qu’il pensait du rôle de la poésie en temps de guerre. Considéré par The New York Review of Books comme l’un des “poètes arabes contemporains les plus importants”, son œuvre a été traduite dans plus de vingt langues [en français, l’un de ses recueils, Tu n’es pas un poète à Grenade, a été traduit aux éditions Le Castor Astral].

Lire aussi : Récit. Le conflit israélo-palestinien, une longue histoire d’occasions manquées

Darwish vient de Jérusalem, et ses poèmes dépouillés, élégants, parlent de patrie, de perte et d’appartenance. “Je veux l’éternité à la table du petit déjeuner / avec le pain et l’huile. / Je te veux / terre / ma bannière vaincue.” Ils étincellent d’ironie et d’humour par moments. Les personnages historiques, par exemple le poète persan Hafez, entrent et sortent de ses pages comme s’il était en pleine conversation avec de vieux amis. “La poésie est le récit colossal de la violence… et le récit colossal de la compassion”, écrit le poète chilien Raúl Zurita dans la préface d’Exhausted on the Cross [un autre recueil de Darwish, inédit en français], et c’est une mission que le poète prend au sérieux.

 

Najwan Darwish (aucun rapport avec le célèbre poète palestinien Mahmoud Darwich [1941-2008]) et moi nous sommes entretenus par téléphone des frappes israéliennes sur Gaza, d’art, et de l’importance de conserver son humanité devant des atrocités.

 

Najwan Darwish, figure majeure de la poésie contemporaine palestinienne. ©Najwan Darwish/Wikimedia Commons

 

THE GUARDIAN Comment avez-vous appris la mort de Refaat Alareer ?

 

NAJWAN DARWISH Ça faisait un moment que je connaissais Refaat par ses écrits et ses vidéos YouTube – des cours de littérature anglaise pour ses étudiants [de l’Université islamique de Gaza]. C’était une voix influente. J’avais suivi ses dernières vidéos, dans lesquelles il se disait visé par les Israéliens. Ils ont bombardé son appartement et il a survécu, mais ensuite, ils ont bombardé l’appartement de sa sœur, chez qui il se trouvait, et il est mort, comme sa sœur, les enfants de celles-ci, et d’autres membres de la famille. Il est difficile de trouver les mots pour qualifier cela.

Lire aussi : Témoignage. “Est-ce que les avions bombardent les étoiles ?” : les enfants de Gaza dans la guerre

Il y a des [dizaines] d’auteurs et de journalistes palestiniens de Gaza qui ont été tués par les Israéliens. J’en connaissais certains par leur travail, d’autres étaient des amis. Il y a Saleem Al-Naffar, un poète dont j’ai fait la connaissance à Édimbourg, où nous étudiions la poésie, il y a peut-être vingt ans. C’était un homme merveilleux, bon et très drôle. J’ai entendu dire récemment qu’il avait été tué avec sa femme, ses deux filles, son fils et d’autres membres de sa famille. L’une des pires choses, c’est qu’il n’y a plus personne de la famille qu’on puisse essayer de joindre pour envoyer ses condoléances ou même parler. Toute sa famille a été annihilée.

 

C’est effroyable, l’idée que toute votre famille puisse être anéantie.

C’est vrai. Il y a aussi d’autres choses, secondaires, que nous sommes en train de perdre aussi. Nous n’avons pas seulement perdu Alareer, nous avons perdu sa poésie : tout est sous les décombres, tous les poèmes qu’il aurait écrits à l’avenir. Et tous ces artistes qui ont été tués… Qu’est-ce qui est arrivé à leurs œuvres ? On parle du nombre de morts et on ne peut même pas commencer à prendre la mesure de cette autre perte.

 

Les artistes et auteurs palestiniens sont-ils particulièrement visés ?

Non, ce ne sont pas seulement les journalistes, les écrivains ou les artistes. Les mots, les paroles – c’est ça qui est visé. Israël peut vous prendre pour cible rien que pour avoir posté quelque chose sur les réseaux sociaux [en Israël et en Cisjordanie, de nombreux Palestiniens ont en effet été arrêtés pour “incitation au terrorisme” après la publication de messages ou de photos].

Par le passé, Israël maquillait ses méthodes, si j’ose dire. Il voulait que les choses aient l’air bien, il commettait ces crimes contre les Palestiniens de façon correcte en quelque sorte. Maintenant qu’ils ont le feu vert des États-Unis et des démocraties européennes, ils peuvent tuer autant de gens qu’ils veulent. Ça montre bien l’hypocrisie de ces démocraties occidentales qui disent s’engager pour les droits de l’homme. Regardez [la réaction] des États-Unis, regardez le Royaume-Uni.

Lire aussi : Conflit. “À chaque instant, vous êtes en danger” : à Gaza, les journalistes pris dans la tourmente

Pour être clair, j’ajoute que je ne considère pas que le régime israélien comme représentatif du peuple juif. Il faut bien faire la différence entre le régime colonial israélien et les Juifs du monde. Ça m’énerve quand je vois [le Premier ministre israélien Benyamin] Nétanyahou parler en leur nom, comme s’il les représentait ou se souciait d’eux. Alors que ce n’est évidemment pas le cas.

 

L’une des questions qui me hante, et qui hante probablement d’autres, c’est comment garder son humanité quand tout s’effondre autour de soi ? En tant qu’artiste, avez-vous une réponse ?

Pour être franc avec vous, je n’ai pas de réponse. Avant le 7 octobre, mes idées et mes convictions étaient plus sûres, plus fermes. Après, les choses ont changé : j’ai l’impression d’avoir perdu ma capacité à ressentir. Je vois des choses, des atrocités, mais je ne les ressens pas. Je sais que ça reviendra avec le temps et que je serai capable de reconnaître ce qu’il se passe.

Depuis plus de soixante-dix jours [l’interview a été menée en décembre 2023], tous les jours, plusieurs fois par jour, je vois des vidéos et des images d’enfants tués et blessés, dans des hôpitaux bombardés, sous les décombres, etc. Je n’arrête pas de penser à eux. Je me suis mis à parcourir les réseaux sociaux pour essayer de trouver ce qu’il leur est arrivé, leur histoire, leur nom. Donc c’est une période horrible. Quand vous êtes dans une période aussi horrible, vos idées sur l’art et le rôle de l’art, de la poésie ou de l’écriture ne peuvent rester les mêmes.

Il y a eu un moment au début du génocide [une accusation qui fait aussi l’objet d’un recours contre Israël devant la Cour internationale de justice (CIJ)] où j’ai cru que je n’écrirais plus jamais.

D’habitude, j’écris sur papier, j’ai un carnet sur moi où que j’aille. J’y écris des poèmes à titre d’entraînement quotidien, comme si je tenais un journal. Quand je finis un carnet, je le relis, je coupe et ça devient un recueil de poèmes, un livre. J’ai pris conscience très tôt que la seule chose à laquelle je tenais vraiment dans mes petites affaires, c’était mes carnets. Je me fiche du reste. Je les emporte avec moi quand je me voyage.

J’ai été convié au Festival de Literatura de Bogota, en Colombie, en novembre, en tant qu’invité spécial. C’était prévu avant les événements du 7 octobre. Je me suis senti obligé d’y aller, c’est comme si c’était de mon devoir, je me sentais obligé de faire quelque chose. Je n’étais pas vraiment en état de voyager. Je n’étais pas bien émotionnellement. J’étais perdu et c’est un long voyage. À l’aéroport d’Amsterdam, j’ai été retenu pour un contrôle supplémentaire – la procédure raciste habituelle. Ils n’étaient pas très aimables, comme vous pouvez l’imaginer. Je n’avais pas beaucoup dormi. Et quand j’ai fini par me retrouver dans l’avion, je me suis aperçu que j’avais perdu mon carnet. Il était plein de poèmes pour mon prochain livre. J’avais écrit beaucoup de choses sur la guerre d’octobre, tout sur les enfants de Gaza. Je me suis dit : c’est terminé. Je n’ai rien écrit pendant un moment. J’avais l’impression que le fait que ça arrive pendant le génocide était un signe.

Manifestation à Ramallah, en Cisjordanie, le 11 décembre 2023. Une Palestinienne brandit une pancarte sur laquelle est inscrit un vers du poète Refaat Alareer, tué à Gaza le 7 décembre. Manifestation à Ramallah, en Cisjordanie, le 11 décembre 2023. Une Palestinienne brandit une pancarte sur laquelle est inscrit un vers du poète Refaat Alareer, tué à Gaza le 7 décembre. PHOTO MARCO LONGARI/AFP

Et qu’est-ce qu’il s’est passé après ?

J’ai pris un autre carnet et je me suis mis peu à peu à écrire dedans. J’ai essayé de me rappeler mes poèmes, mais j’en ai retrouvé très peu. Et ce processus est douloureux parce que je me rappelle certaines choses que je ne peux plus écrire. Je suis là-dedans depuis le début du mois de novembre, j’essaie de me rappeler pour pouvoir réécrire au moins quelques vers, mais j’essaie aussi d’oublier pour pouvoir à nouveau vivre ma vie.

Lire aussi : Conflit. “Punition collective” : la suspension des aides à l’UNRWA menace les Gazaouis de “famine”

C’est aussi une métaphore de notre vie parce que même si nous [les Palestiniens] voulons continuer à être une nation, un peuple, nous devons nous souvenir mais aussi oublier. Et je ne sais pas ce que nous devons garder et ce que nous devons oublier. Les gens se montrent courageux et forts devant les caméras tous les jours, mais Israël a causé des dégâts énormes à notre vie. Ça fait quatre-vingts ans, sinon un siècle, de souffrance à cause de ce projet colonial. C’est comme vivre toute sa vie dans un cauchemar.

 

Vous avez expliqué que le poète avait un rôle d’historien dans de précédents entretiens. Pouvez-vous me dire ce que vous entendez par là ?

Je pense qu’écrire, c’est témoigner pour l’histoire. Si quelqu’un lit mes poèmes un jour à l’avenir, je pense, enfin j’espère, qu’il pourra dire qui est le colonisateur et qui sont les gens de cette terre. La littérature peut parfois le traduire mieux que n’importe quel discours politique.

Il est difficile pour moi de parler du rôle des artistes, ou des auteurs, dans un génocide. Peut-être qu’on est relativement en sécurité pour le moment mais en fait non. Personne n’est en sécurité.

Lire aussi : Culture. Al-Andalus, le paradis perdu des poètes arabes et musulmans

Les médias parlent de ce qu’ils appellent un “conflit”. Je ne suis pas d’accord avec le terme “conflit”. En Palestine, on n’a pas un conflit, on a du colonialisme. Israël est un projet colonialiste. Ce n’est pas un combat entre deux pays ou deux voisins comme ce que prétendent les médias.

 

Lisez-vous quoi que ce soit qui vous apporte quelque réconfort en cette période ?

Je suis très affecté par les messages des enfants de Gaza. Ils me bouleversent, mais ils me réconfortent aussi.

Il y a eu une chose stupéfiante. Il y a cette vidéo d’une jeune fille, elle s’appelle Dareen Albayaa. Son frère et elle sont les seuls survivants de leur famille à Gaza, mais elle dit au journaliste qu’elle a un oncle en Turquie. Le journaliste lui demande : “Que voudriez-vous dire aux gens qui vous écoutent, qu’est-ce que vous aimeriez qu’ils fassent pour vous ?” La jeune fille répond : “S’ils m’aiment, qu’ils m’écrivent.”

J’étais stupéfait. Pourquoi cette jeune fille voulait-elle qu’on lui écrive ? Qu’est-ce que l’écriture a à faire dans ce contexte ? Pourquoi est-ce si important ? C’est ça qui m’a fait penser que l’écriture est un moyen d’affronter l’histoire, ou un moyen d’affronter les injustices. Les messages des enfants sont donc les choses les plus motivantes et aussi les plus douloureuses, non ? J’aimerais pouvoir leur enlever leur souffrance et la prendre sur moi.

Lire aussi : Guerre. “Nous allons tous mourir” : les enfants de Gaza paient un très lourd tribut

Quand on assiste à un génocide et qu’on ne peut rien faire du tout – je trouve que c’est pire, d’une certaine façon. Les gens ont des réactions différentes. Certains arrêtent de regarder les infos. D’autres arrêtent de ressentir quoi que ce soit et ne font rien. Ça ne marche pas pour moi. Bien sûr, si on est auteur et qu’on ne se soucie pas vraiment du sort des autres êtres humains ou des injustices du monde, je me demande quelle sorte d’auteur on est vraiment.

 

C’est une bonne question parce que l’écriture fait en grande partie appel à l’empathie. Beaucoup de poèmes traitent de la question de l’occupation et plutôt que de “mythologiser” les gens ou de les présenter comme des victimes, les personnages semblent réels et possèdent une sorte de dignité silencieuse.

Oui, et je crois que c’est très représentatif du peuple palestinien : c’est sa contribution à mon écriture. J’ai vu ça toute ma vie, depuis que je suis enfant, et encore maintenant : je vois des gens qui s’efforcent de conserver leur dignité autant que possible. La dignité humaine devrait être garantie pour tout le monde, partout. Ça devrait être un droit incontestable. Mais le système dans lequel nous vivons, comme le capitalisme, élimine la dignité humaine.

 

Vos poèmes abordent souvent des sujets lourds, comme le colonialisme et les horreurs de la guerre. Mais vous écrivez aussi sur les beaux moments, voire les banalités de la vie. Comment faites-vous pour ne pas vous perdre dans toute cette tristesse ?

Je dirais que je vois beaucoup de beauté malgré tout. Je ne suis pas du genre à louer mon pays, mais il y a beaucoup de beauté en Palestine, dans la nature, la culture, les gens. Et puis je lis beaucoup ; la lecture est une sorte de remède. Elle vous relie aux autres humains et à leur passé. La bibliothèque, c’est les archives de l’âme humaine. L’art aussi : il vous libère des limitations et des cruautés du moment.

Et il y a la poésie, bien sûr. Je ne considère pas mes poèmes comme du militantisme. Ça, je le fais en dehors. La poésie, c’est comme prier. On ne peut pas faire du militantisme à l’intérieur d’une prière. C’est plus une pratique spirituelle.

Bien sûr, tout ceci ne marche que quand la situation est plus normale. Pas comme en ce moment. L’une des grandes difficultés présentement, c’est de ne pas perdre l’esprit, parce qu’un des buts de tout système oppresseur, comme le colonialisme, c’est de rendre fous les opprimés. C’est un système de contrôle. S’ils parviennent à leurs fins, personne ne vous écoutera quand vous vous mettrez à crier. C’est arrivé à des gens autour de moi, donc je suis devenu un peu obsédé par ça. Quand je subis des atrocités ou que j’en suis témoin, je m’examine et je me souviens de ça, et ça me ramène à la raison.

Lire aussi : Portrait. “De la couleur dans leur vie” : à Gaza, un psychiatre au chevet des enfants traumatisés

J’ai beaucoup de travail à terminer. J’essaie de finir mes carnets, d’en faire des copies numériques ou de les donner à des amis, de me préparer à ce qui va arriver. Quant aux nouveaux ouvrages, j’ai plusieurs livres qui vont sortir : une traduction anglaise chez Yale University Press en 2024, une sélection de poèmes de ces dix dernières années. Quant à mes autres poèmes, en arabe – j’essaie juste de boucler certaines choses, parce que personne ne sait ce que l’avenir nous réserve.

 

Il doit être difficile de continuer à travailler en ce moment ?

J’aimerais arrêter de travailler parfois. C’est une vie inhabituelle. Je me réveille avec des choses bizarres dans la tête, je vis trop dans le passé et je ressens trop l’avenir. Quand vous avez parlé du poète qui est un historien, c’est vrai : je me soucie de l’histoire. Je continue à la revisiter. J’ai écrit un poème sur l’histoire arménienne. Je constate aujourd’hui que les Palestiniens sont en train de vivre quelque chose comme ça. Donc là, vous voyez l’ironie de l’histoire. L’histoire se moque de nous. Elle nous montre que les choses que les gens ont subies et qu’on pensait du passé sont toujours là, devant nous. Elle nous dit : vous croyez que vous écrivez sur le passé, mais en fait vous écrivez sur votre avenir.

Lire aussi : Conflit. “Des moments de folie” : à Gaza, la recherche désespérée des disparus

Mais d’une certaine manière, l’histoire permet de voir que tout et tout le monde est lié. Ce qui est arrivé aux Palestiniens est aussi arrivé aux Maoris [en décembre, le nouveau gouvernement néo-zélandais a annoncé vouloir abroger ou réviser une douzaine de politiques en faveur de ce peuple autochtone]. L’une des choses les plus précieuses que j’aie reçues dernièrement, c’était des messages de Maoris, le peuple originel de ce qu’on appelle la Nouvelle-Zélande, qui ont traduit une sélection de mes œuvres et l’ont publiée dans le cadre d’une journée de solidarité avec les Palestiniens.

Nous, les êtres humains, ne semblons pas comprendre que nous sommes tous liés. Tout le monde est un “étranger” à un moment ou un autre. Chacun d’entre nous peut devenir un étranger et un réfugié à n’importe quel moment.

Alexia Underwood