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Fin du droit du sol à Mayotte : une rupture fondamentale

En annonçant vouloir réviser la Constitution pour mettre fin au droit du sol à Mayotte, Emmanuel Macron prend une décision contraire à notre histoire, dangereuse pour nous tous et inefficace au regard de son objectif de limiter l’immigration irrégulière. 

Carine Fouteau

11 février 2024 à 21h12

 

Jusqu’où ira-t-il pour complaire à l’extrême droite ? Par la voix de son ministre de l’intérieur en visite à Mayotte, le président de la République a annoncé, dimanche 11 février, qu’il allait « prendre une décision radicale, qui est l’inscription de la fin du droit du sol à Mayotte ». « Il ne sera plus possible de devenir français si on n’est pas soi-même enfant de parents français et nous couperons ainsi littéralement l’attractivité qu’il peut y avoir dans l’archipel mahorais. Il ne sera donc plus possible de venir à Mayotte de façon régulière ou irrégulière, de mettre un enfant au monde ici et d’espérer devenir français de cette façon », a précisé Gérald Darmanin.

 

Après sa tentative avortée d’instaurer une dose de préférence nationale en France dans la loi immigration votée en décembre, l’exécutif s’en prend désormais frontalement à un autre totem de l’architecture juridique de notre pays, le droit du sol, qui fonde en France le droit de la nationalité depuis 1889.

 

Et pour être certain que cette mesure, à la différence du conditionnement des prestations sociales à la durée de présence sur le territoire, retoqué par le Conseil constitutionnel en janvier 2024, ne soit pas considérée comme inconstitutionnelle, le chef de l’État affirme cette fois-ci vouloir réviser la Constitution, comme Marine Le Pen le lui a demandé à propos de la priorité nationale.

 

Passer par une simple loi aurait en effet été voué à l’échec. Pour pallier l’incapacité des pouvoirs publics à faire face à l’explosion économique et sociale d’un territoire abandonné par la métropole, Emmanuel Macron est prêt à toucher au cœur du réacteur de notre pays, au risque de mettre en cause deux de nos principes fondamentaux : l’indivisibilité de la République et l’égalité des citoyens et citoyennes. C’est à la fois contraire à notre histoire, dangereux et inefficace.  

 

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Emmanuel Macron à Mayotte, le 22 octobre 2019. © Photo : Samuel Boscher / AFP

Réaffirmé à la Libération, le droit du sol, qui nous distingue de pays ayant adopté des conceptions ethniques de la nation, est le résultat d’une longue construction. L’idée de nationalité française, dans son acceptation d’un peuple lié par des traditions culturelles et linguistiques communes, remonte à la fin du XVIIIe siècle.

Dans son sens juridique de lien entre des individus et un État, elle s’impose au XIXe siècle, mais, comme le rappelle l’historien Patrick Weil, directeur de recherche au CNRS et spécialiste de la question, la jurisprudence des tribunaux ayant trait aux conflits successoraux considérait dès le XVIe siècle qu’une personne née et résidant en France était française, sans qu’il lui soit nécessaire d’être née de parents français. Après une parenthèse de 1803 à 1889, le droit du sol, dans sa conception républicaine, fait son retour et s’ajoute au droit du sang.

 

Le Code civil encore en vigueur est un mixte des deux : il prévoit qu’est français à la naissance tout enfant dont au moins un des parents est français (c’est le « droit du sang »), ainsi que tout enfant né en France dont au moins un des parents est né en France (c’est ce qu’on appelle le « double droit du sol »). Il dispose également que la nationalité est attribuée à la majorité à tout enfant né en France de deux parents étrangers (c’est le « droit du sol »), à condition qu’il réside en France à la date de ses 18 ans et qu’il y ait eu sa résidence habituelle pendant une période continue ou discontinue d’au moins cinq ans depuis l’âge de 11 ans.

 

Le précédent mahorais

À Mayotte, déjà, ce droit a fait l’objet d’une limitation... lors du premier quinquennat d’Emmanuel Macron. On se souvient de sa boutade aux accents xénophobes en pleine campagne présidentielle, en 2017 : il avait déclaré, à propos des « kwassa-kwassa », qu’ils « pêchent peu » mais « amènent du Comorien ». Tout était dit, au fond.

Pour empêcher l’immigration des habitant·es de ce pays, qui a choisi l’indépendance, vers Mayotte, restée française, Emmanuel Macron a fait adopter une loi, en 2018, actant une dérogation : depuis lors, un enfant né à Mayotte de parents étrangers doit non seulement respecter les conditions prévues pour tout un chacun mais en plus prouver au moment de faire sa demande de nationalité que l’un de ses parents au moins était légalement sur le territoire français depuis au moins trois mois au moment de sa naissance.

 

En juin de cette année-là, dans un discours consacré aux outre-mer, le président expliquait qu’il ne comptait pas aller plus loin : « Il s’agit de préserver le droit du sol, qui est l’un de nos principes fondamentaux, en adaptant ses conditions d’exercice à la réalité de ce territoire. » Le Conseil d’État l’avait soutenu dans sa démarche, en s’appuyant sur l’article 73 de la Constitution, selon lequel, dans les départements et les régions d’outre-mer, les lois et règlements « peuvent faire l’objet d’adaptations tenant aux caractéristiques et contraintes particulières de ces collectivités ». La décision, toutefois, avait été vivement contestée, notamment par le Gisti, association de défense des droits des étrangers, qui rappelait que l’article 73, justement, excluait les lois relatives à la nationalité de son champ d’application.

 

Emmanuel Macron, donc, contrairement à ce qu’il affirmait il y a moins de six ans, ne compte pas en rester là. Supprimer totalement le droit du sol à Mayotte, 101e département français, serait pourtant contraire au principe constitutionnel d’une République une et indivisible, dans la mesure où il ne peut y avoir sur le même territoire national, dont l’outre-mer, deux régimes de nationalité. Cela constituerait aussi une rupture d’égalité entre les citoyens et citoyennes.

 

La mesure serait ainsi non seulement anticonstitutionnelle mais encore discriminatoire, en instaurant de fait une inégalité flagrante en matière d’accès à la nationalité française pour des enfants nés en France de parents étrangers, selon qu’ils sont nés à Mayotte ou dans le reste du territoire. Elle risquerait enfin de se retourner contre les Mahoraises et les Mahorais eux-mêmes en ce qu’elle renverrait l’image d’un territoire pas comme les autres, c’est-à-dire un territoire pas tout à fait français qui ne répond pas aux mêmes principes.  

 

Comme l’anticipait Patrick Weil dans un entretien à Mediapart en 2008, on reviendrait à un « régime colonial » à Mayotte, où le droit de la métropole ne s’appliquerait plus aux outre-mer. « Faire un droit différencié – dans une partie du territoire donnée – en matière de nationalité, c’est tout à fait exceptionnel en République, régime fondé sur l’égalité des citoyens et l’unité du territoire. Mayotte a un statut de département, c’est une rupture très importante que de lui appliquer un statut différent », s’alarme aujourd’hui l’historien auprès l’AFP, tout en doutant de l’efficacité de la mesure.

 

« Il faudrait qu’il [Gérald Darmanin – ndlr] prouve aux parlementaires et aux Français que cela va avoir des effets, indique-t-il. Aujourd’hui, quand une femme comorienne arrive et accouche à Mayotte, son enfant n’est pas français. Est-ce qu’une telle mesure la dissuadera de venir ? […] J’en doute et il ne le démontre absolument pas. Vu le différentiel de richesses entre Mayotte et les Comores, les gens viendront […]. Ce sont les conditions de vie qui les attirent. C’est le devoir du président de la République, garant de l’indivisibilité de la République et de son unité, que de chercher d’abord d’autres solutions pour répondre à la crise migratoire qui touche Mayotte. »

 

Une brèche dans le droit de la nationalité

Le danger est peut-être plus grave encore : en touchant au droit du sol à Mayotte, Emmanuel Macron ouvre une brèche dans l’ensemble du droit de la nationalité, tant on sait que les départements et territoires d’outre-Mer servent de laboratoire à des politiques générales.

 

De fait, il ne faut pas regarder bien loin pour trouver un autre coin que l’exécutif cherche à enfoncer. Lors du débat sur la loi immigration, cet hiver, les parlementaires ont en effet tenté de mettre fin à l’automaticité de l’accès à la nationalité pour l’ensemble des mineur·es né·es en France de parents étrangers (lire notre article). Cette disposition ayant été rejetée par le Conseil constitutionnel, sans doute qu’une réforme de la Constitution pourrait y remédier.

 

Là encore, il s’agissait de limiter l’immigration, car, on l’observe depuis plusieurs années, la question de l’immigration a envahi celle de la nationalité française. L’exposé des motifs de l’amendement concerné était explicite, estimant que le régime de l’automaticité, jugé trop favorable, pouvait « constituer un facteur d’attractivité pour les étrangers et contribuer à l’augmentation des flux migratoires ». Et les débats auxquels ce texte a donné lieu dans l’hémicycle sont édifiants.

 

« Un veau qui naît dans une écurie ne fera jamais de lui un cheval », a par exemple déclaré le sénateur Reconquête des Bouches-du-Rhône Stéphane Ravier. Cette sortie raciste lui a valu un rappel au règlement, mais elle a eu le mérite de dire tout haut ce que nombre d’élu·es de la droite, et désormais peut-être de la Macronie, pensent tout bas : la nécessité de privilégier la filiation, soit le droit du sang, pour transmettre la nationalité.

 

À Mayotte, comme partout en France, l’idée est de faire le tri entre les jeunes, en les renvoyant à leurs origines et à leur ascendance. Et l’on voit revenir en pleine lumière l’idéologie du « grand remplacement », selon laquelle l’augmentation du nombre d’immigré·es dans la population française remet en cause l’« identité nationale ». Marine Le Pen, qui, dans son programme présidentiel, a inscrit et la fin du droit du sol à Mayotte, et la fin de l’automaticité de l’accès à la nationalité, le formule sans barguigner : « La nationalité française s’hérite ou se mérite. »

 

Les principes d’égalité des droits et d’unicité du territoire n’ont pourtant pas été inventés pour rien. Il est grand temps de dénoncer les relents de xénophobie et de racisme découlant de leur mise en cause et de prendre conscience des risques que de tels accrocs font prendre à notre République, qui en plus d’être indivisible est plurielle, rappelons-le. Et, ce faisant, du danger qu’ils nous font prendre à nous tous et toutes en tant que citoyens et citoyennes.

 

Carine Fouteau