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Des expertes de l’ONU s’inquiètent du « harcèlement » de Rokhaya Diallo en France

Plusieurs expertes de l’ONU s’inquiètent des « attaques » subies par la journaliste Rokhaya Diallo depuis des années dans le débat public en France, « liées à son travail légitime en faveur des droits de l’homme ». 

Mathieu Magnaudeix

11 février 2024 à 19h47

 

Ces dernières semaines, Mary Lawlor, rapporteuse spéciale des Nations unies pour les défenseurs des droits humains, s’est émue, comme sa fonction le lui permet, du sort de nombreuses personnalités dans le monde.

© Mediapart

Elle a dénoncé l’assassinat d’Obedi Karaferu, président militant contre l’exploitation forestière du Nord-Kivu (République démocratique du Congo), déploré l’arrestation dAliou Sané, coordinateur du mouvement Y en a marre qui se bat au Sénégal « pour des élections libres et équitables », alors que le président vient de reporter sine die l’élection présidentielle, et s’est préoccupée des arrestations arbitraires de Madi Jobarteh et de Desire Nkurunziza, militants pour la démocratie en Gambie et en Ouganda.

Le 1er février, l’experte irlandaise des Nations unies, habituée à prendre la plume pour défendre des personnalités attaquées par des régimes non démocratiques, s’est inquiétée du sort d’une personnalité française : la journaliste, essayiste et militante antiraciste Rokhaya Diallo, cofondatrice du podcast « Kiffe ta race » et de feu l’association Les Indivisibles, chroniqueuse sur la chaîne Arte mais aussi pour le Guardian et le Washington Post, et chercheuse en résidence à l’université états-unienne de Georgetown.

 

« Vive inquiétude »

Dans une communication cosignée par d’autres expertes des Nations unies, et publiée le 1er février sur sa page officielle des Nations unies, Mary Lawlor exprime sa « vive inquiétude face aux poursuites judiciaires, [à] la surveillance, [aux] intimidations et diffamations signalées contre Mme Diallo », cible fréquente, notamment sur les réseaux sociaux, de personnalités d’extrême droite et de la mouvance laïciste du Printemps républicain

 

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Rokhaya Diallo a été chroniqueuse pour plusieurs chaînes de télévision et radios. © Slown

« Ces différentes attaques semblent être directement liées à son travail légitime en faveur des droits de l’homme, notamment les droits des femmes, des personnes d’ascendance africaine et [à] l’exercice de son droit à la liberté d’expression », estiment les cosignataires, parmi lesquels figurent le groupe de travail de l’ONU sur les personnes d’ascendance africaine et les trois rapporteuses spéciales des Nations unies  chargées de la protection de la liberté d’expression, des discriminations raciales et des violences faites aux femmes.

« Dans un pays comme la France, il est inquiétant de voir qu’une journaliste comme Mme Diallo [...] [fait] l’objet depuis des années de si fréquents incidents de diffamation, de procédures judiciaires ou d’intimidation », commente Mary Lawlor, interrogée par Mediapart. 

 

« Les défenseurs des droits humains comme Mme Diallo doivent être publiquement reconnus afin d’éviter de telles attaques et intimidations. Dans le cas de Mme Diallo, nous espérons que cette lettre va contribuer à sa visibilité et à sa reconnaissance en tant qu’une personnalité clé de la promotion et de la protection des droits humains en France. » 

 

Pour Rokhaya Diallo, cette communication onusienne est un « soulagement », après des années de « disqualification systématique, de tentatives d’intimidation récurrentes et d’entraves à [s]a prise de parole, qui se déroulent d’ailleurs dans une certaine indifférence » – la journaliste s’étonne d’ailleurs que « celles et ceux qui s’y adonnent circulent toujours dans les médias, sans que cela n’interpelle ».

Une des rares femmes noires et musulmanes françaises visibles, la seule journaliste qui aborde la race et le genre à un niveau grand public.

Mary Lawlor, rapporteuse des Nations unies pour les défenseurs des droits humains

Elle y voit une preuve de la « reconnaissance » de son travail, particulièrement hors de France, alors qu’il est accueilli avec hostilité ou fébrilité dans une grande partie du champ médiatique français. « J’ai l’impression d’avoir deux vies, dit-elle à Mediapart. À l’étranger, où je travaille beaucoup, on considère que j’ai une expertise sur la France. En France, il est rare que je m’exprime sans contradiction. Comme s’il y avait toujours une précaution, une distance à prendre avec moi. Je n’arrive même pas à publier une tribune dans Le Monde… »

Le 25 septembre 2023, Mary Lawlor et les autres expertes des Nations unies ont adressé une lettre de cinq pages à la mission permanente de la France auprès de l’ONU à Genève pour « attirer » son « attention » sur « différentes formes de harcèlement et de diffamation à l’encontre » de Rokhaya Diallo.

Diallo, « figure publique du militantisme antiraciste », « est engagée depuis de nombreuses années sur les questions relatives aux droits de l’homme, notamment sur la discrimination raciale en France, et se concentre sur le genre et la justice raciale », estiment-elles.

« Elle est l’une des rares femmes noires et musulmanes françaises visibles et la seule journaliste qui aborde la race et le genre à un niveau grand public. » « En raison de son travail, elle a été confrontée à la discrimination et à des menaces pour sa sécurité », poursuivent les expertes onusiennes.  

 

Huit ans de polémiques

Leur courrier fait la longue liste de huit ans de polémiques et d’incidents autour de la journaliste, ancienne chroniqueuse sur RTL et BFM, qui cristallise l’attention de la fachosphère ou d’« universalistes » autoproclamés qui ne supportent pas qu’elle parle de racisme institutionnel ou d’islamophobie en France. 

« L’extrême droite et le Printemps républicain ne sont là que pour empêcher les personnes musulmanes ou ceux qui défendent les droits des musulmans d’exister, affirme Rokhaya Diallo à Mediapart. Clairement, mon existence publique leur est insupportable. Ils ne peuvent pas supporter que je développe ma pensée de manière autonome dans l’espace public. Ils déploient tous les moyens possibles pour que ce ne soit pas le cas. »  

Ainsi de l’annulation en février 2015, par Frédérique Calendra, alors maire du XXe arrondissement de Paris, d’une conférence à laquelle la journaliste devait être présente sur les violences faites aux femmes. À l’époque, un mois après l’attentat terroriste meurtrier contre la rédaction de Charlie Hebdo, l’élue avait justifié l’annulation en invoquant une pétition signée quatre ans plus tôt par Rokhaya Diallo « pour la défense de la liberté d’expression, contre le soutien à Charlie Hebdo », la remise d’un « Y’a bon Awards » à la polémiste Caroline Fourest, ou encore son opposition à la loi de 2004 interdisant le voile à l’école.

 

Clavreul, Enthoven, Bruckner, etc.

Autre épisode : l’éviction de Rokhaya Diallo, en 2017, du Conseil national du numérique (CNNum), un jour après sa nomination. « Si Rokhaya Diallo n’a pas été jugée digne d’intégrer cette instance administrative, ce n’est parce qu’elle est noire, mais bien à cause de son propre racisme, de son sexisme et de sa proximité avec la mouvance islamiste », avait alors déclaré la polémiste Céline Pina, qui intervient désormais dans Causeur, sur CNews ou à Sud Radio. Cette éviction avait été si remarquée qu’elle avait été dénoncée comme une « tache sur l’image de Macron » dans un éditorial du New York Times

La lettre de l’ONU cite aussi plusieurs actions en justice intentées contre Rokhaya Diallo, comme la procédure en diffamation lancée par le médiatique agrégé de philosophie Raphaël Enthoven, collaborateur du média Franc-Tireur, que Diallo avait qualifié sur X de « harceleur ». Dans cette affaire, Rokhaya Diallo a été relaxée, ayant fait valoir qu’Enthoven l’avait effectivement mentionnée 478 fois sur ce réseau social entre 2017 et 2022. Ou encore la procédure lancée par préfet Gilles Clavreul, cofondateur du Printemps républicain – elle a été relaxée en appel

Rokhaya Diallo, elle, a intenté un procès en « diffamation » contre le philosophe Pascal Bruckner, qui l’avait accusée en 2022 d’avoir « armé le bras des tueurs » de Charlie Hebdo – l’affaire sera jugée en mai prochain. Les expertes de l’ONU mentionnent également une série de messages, tweets et appels au meurtre produits au fil des années à son encontre. L’essayiste les a parfois attaqués en justice – avec des fortunes diverses. « Tous ces procès, ça coûte cher et c’est une façon de tenter de ruiner ma réputation, commente Rokhaya Diallo. C’est aussi une façon de me détourner de mon travail. » 

Les expertes de l’ONU rappellent par ailleurs que Rokhaya Diallo a été agressée verbalement dans la rue en 2020 mais qu’à ce jour, l’auteur « n’a toujours pas été interpellé ». Et que la journaliste a été piratée et surveillée par le Qatar pour avoir dénoncé la situation des travailleurs migrants dans le pays qui a accueilli la Coupe du monde de football… mais aussi visée dans le cadre d’une vaste de campagne de diffamation des Émirats arabes unis. 

 

Ciblée par des réseaux sociaux financés par le Fonds Marianne

Elles redisent enfin comment Diallo a été directement attaquée sur les réseaux sociaux, avec d’autres personnalités, par le compte Facebook « iLaïk », créé avec l’argent public du Fonds Marianne par le journaliste controversé Mohamed Sifaoui. Un fonds lancé sous l’égide de l’ancienne ministre Marlène Schiappa, qui a été étrillée par les conclusions d’une commission d’enquête sénatoriale ayant pointé sa « responsabilité politique ». Dans cette affaire, où le Parquet national financier (PNF) a ouvert une information judiciaire pour « détournement de fonds publics », « abus de confiance » et « prise illégale d’intérêts », Rokhaya Diallo a porté plainte, « afin que sa qualité de victime soit prise en compte »

En guise de réponse, le gouvernement français a renvoyé le 23 novembre 2023 au Haut-Commissariat aux droits de l’homme de l’ONU un texte de dix pages qui se borne à rappeler un certain nombre de principes très généraux sur la lutte contre le racisme et la protection du métier de journaliste en France. 

Sur le cas spécifique de Rokhaya Diallo, le gouvernement évoque des « faits et des circonstances très diverses », avec « un nombre important de procédures judiciaires » qu’il ne saurait commenter, « en vertu du principe de séparation des pouvoirs »

Une réponse « générale », regrette Mary Lawlor, qui prouve que « malgré les engagements politiques, des mesures pratiques et concrètes restent à prendre pour protéger la liberté d’opinion et d’expression des telles voix critiques et importantes ».  

 

« Coût psychologique »

« La réponse du gouvernement est une compilation du droit existant. Elle aurait pu être rédigée par une intelligence artificielle, s’amuse Rokhaya Diallo. La question qui est posée au gouvernement français, c’est celle de la manière dont ses lois sont appliquées, dont il protège les personnes qui prennent la parole sur les droits humains. » 

Diallo, qui dit susciter des vagues de commentaires dès qu’elle poste sur les réseaux sociaux, admet le « coût psychologique » de cette surexposition médiatique, souvent hostile. « Je ne suis pas un concept, dit-elle. Je n’ai pas cherché un “créneau” pour avoir du “succès”. Je ne suis pas dans la stratégie : je défends des positions, et cela m’expose à un stress que j’aurais pu m’épargner. » 

Elle dit aussi n’être que la « partie visible de l’iceberg ». Une femme noire qui a, plus que d’autres, « la visibilité » et les « moyens matériels » de se défendre. « Ce que je subis publiquement, c’est ce que subissent beaucoup de gens dans l’anonymat. Je suis une des rares qui puisse publiquement protester. »