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Suppression du droit du sol : « À force de dérogations, Mayotte n’aura plus grand-chose de français »

Le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin a annoncé samedi à Mayotte une réforme constitutionnelle à venir pour sanctuariser la suppression du droit du sol. Marjane Ghaem, avocate spécialiste du droit des étrangers, pointe les travers d’une réponse qu’elle juge inefficace et contraire au principe d’égalité devant la loi.

Ilyes Ramdani

11 février 2024 à 18h19

 

En déplacement à Mayotte, samedi et dimanche, le ministre de l’intérieur a annoncé sa volonté de franchir un nouveau cap dans la législation exceptionnelle qui s’applique dans le département ultramarin. « Nous allons prendre une décision radicale, qui est l’inscription de la fin du droit du sol à Mayotte dans une révision constitutionnelle que choisira le président de la République », a déclaré le numéro 3 du gouvernement en descendant de son avion samedi, à Mamoudzou (Mayotte).

À Mayotte, le droit du sol est déjà nettement moins large que dans le reste du territoire français : à la suite d’une loi votée en 2018 par le gouvernement d’Emmanuel Macron, le dispositif, sur l’île, ne permet de devenir français à sa majorité que si, au moment de sa naissance, un des deux parents résidait de manière régulière depuis au moins trois mois et de manière ininterrompue à Mayotte. Début février, l’exécutif avait promis un nouveau durcissement de ce droit.

 

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Un mineur dans le bidonville de Kawéni sur l'île de Mayotte, en novembre 2022. © David Lemor / Abaca

Promettant que « cela coupera littéralement l’attractivité » de l’archipel, Gérald Darmanin a résumé l’esprit de cette nouvelle mesure, présentée comme « extrêmement forte, extrêmement nette » : « Il ne sera plus possible de devenir français si on n’est pas soi-même enfant de parent français. » Il a également annoncé un deuxième volet de l’opération « Wuambushu », visant depuis le printemps 2023 à combattre la délinquance et l’immigration illégale, ainsi que l’instauration d’un énigmatique « rideau de fer » maritime. 

Marjane Ghaem, avocate et membre du Gisti (Groupe d'information et de soutien des immigrés), spécialiste du droit de l'immigration, a longtemps exercé au barreau de Mamoudzou (Mayotte),. Elle commente pour Mediapart ce qu’elle perçoit comme une rupture d’égalité devant la loi, à la fois inédite par son intensité et fidèle aux orientations de la puissance publique depuis deux décennies.

 

Mediapart : La suppression annoncée du droit du sol à Mayotte marque-t-elle une rupture historique, selon vous, ou la continuité des politiques déjà menées sur l’île ?

Marjane Ghaem : Les deux à la fois. C’est un cran supplémentaire dans une politique menée de longue date par l’État. On fait mine de trouver des solutions miracles après vingt ans de politiques uniquement répressives, qui ont mené à la situation que l’on connaît. Demain, si cette réforme passe, un enfant né de parents étrangers à Mayotte ne pourra pas accéder à la nationalité française, peu importe la situation de ses parents. Il devra obtenir un titre de séjour et peut-être, un jour, sa naturalisation. Entre-temps, un nombre important se fera arrêter à 18 ans et éloigner, même parmi ceux qui avaient vocation à devenir français. Aujourd’hui, le seul but de la puissance politique, c’est d’éloigner. On fabrique de l’étranger.

 

Sur le plan juridique, que vous inspire le recours à une réforme constitutionnelle pour supprimer un droit du sol qui existerait partout ailleurs en France ? 

À force de dérogations, Mayotte n’aura plus grand-chose de français. Les exceptions sont tellement nombreuses qu’on est ici en dehors de la République. Voilà ce qui me fait peur. Ici, la lutte contre l’immigration passe avant tous les principes, les libertés fondamentales, l’égalité devant la loi. Quelle que soit la réforme, on arrivera toujours à l’enrober pour y trouver une portée constitutionnelle. On essaie de mettre un vernis de légalité sur des pratiques fascistes. La loi dérogatoire permet déjà, par exemple, un déplacement forcé de population à Mayotte : on peut contrôler des populations entières, sans avoir à apporter la moindre justification, et on peut les expulser sans laissez-passer consulaire. Théoriquement, l’État peut mener de véritables rafles ici. Si on y ajoute la volonté annoncée de doubler ou tripler les forces de sécurité sur place, on entre dans une dimension d’opération militaire qui m’inquiète. 

 

L’objectif affiché est de lutter contre l’immigration illégale en provenance des Comores. Quels effets aura, selon vous, une telle disposition ? 

Le gouvernement surfe sur le fantasme de « l’appel d’air », en pensant que ça va dissuader des gens d’émigrer. Mais il faut se placer dans la tête d’une personne qui est prête à tout abandonner. Mes clients, ce sont essentiellement des familles comoriennes qui sont arrivées à Mayotte à la fin des années 1990 ou au début des années 2000. Vous pensez que les gens ont fait des calculs, au moment de partir, sur ce à quoi ils auront droit ? Non, ils se disent juste qu’ils seront mieux que là-bas. Quand on leur demande ce qu’ils sont venus chercher ici, ils utilisent souvent une expression qui signifie « on est venus chercher la vie ». C’est fort et ça dit tout. Aux Comores, ils n’ont pas souvent accès à l’éducation ou aux soins les plus primaires. Ce n’est pas avec des annonces comme celles de Gérald Darmanin qu’on règlera ce problème de fond.

 

Le droit du sol est déjà fortement limité à Mayotte. Quelles conséquences concrètes aurait sa suppression totale, pour ce que vous savez des femmes et des hommes que vous défendez ?

Ça va empirer la situation. En envoyant le signal à ces jeunes qu’on ne veut pas d’eux et qu’ils ne sont pas chez eux, on crée de l’exclusion. Je vous donne un exemple : je défends un jeune né en 2002 à Mayotte. Il est en deuxième année de BTS, il se sent français. Or il n’a pas pu accéder à la nationalité française, il n’a pas réussi à obtenir le titre de séjour auquel il peut prétendre de plein droit. À quoi servent les lois votées ces dernières années ? À le maintenir hors des clous et à précariser un jeune qui a tout pour réussir.

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À Mayotte, tout est fait pour que l’étranger ne s’intègre pas. On parle pourtant d’un étranger qui a la même religion, la même langue, les mêmes coutumes… Faute de vraies politiques publiques sur le sujet, Mayotte n’a pas de quoi offrir du boulot à tout le monde. Il y a énormément de jeunes mais il n’y a ni formations ni emplois. Donc qu’est-ce qui les attend ? La précarité et le maintien dans un bidonville. Et même quand les bidonvilles sont rasés, ils vont dans d’autres bidonvilles parce qu’ils n’ont pas accès au logement. C’est ça, maintenir une population dans l’exclusion.

 

Vous êtes également très critique sur le « rideau de fer » maritime promis par le ministre de l’intérieur. Pour quelle raison ?

Qu’est-ce que ça signifie ? C’est comme s’il donnait un blanc-seing aux forces de police pour commettre des agissements illégaux en mer. Je ne sais pas ce qu’il appelle le « rideau de fer » mais contraindre par tous les moyens des barques à faire machine arrière, ça veut dire prendre le risque qu’il y ait des morts. Ce sont des solutions à la fois radicales et sorties du chapeau. On entretient le mythe de la « baguette magique » politique. Ça fait penser à ce que faisait Nicolas Sarkozy. C’est le Kärcher, mais dans les eaux.