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Santé mentale des jeunes filles : il y a urgence

La hausse affolante des tentatives de suicide des jeunes filles, dès l’âge de 10 ans, ne peut plus s’expliquer par la crise du Covid. Face à l’urgence, les annonces de Gabriel Attal, comme l’offre de soin, sont très insuffisantes, estiment les psychiatres.

Caroline Coq-Chodorge

13 février 2024 à 08h30

Dans un long texte adressé à Mediapart, Lily Anders raconte son calvaire face à la prise en charge de l’anorexie mentale et des tentatives de suicide de sa fille Yaël, âgée de 15 ans aujourd’hui. 

Dans cette lettre, Lily Anders trace des pistes de réflexion, qu’elle veut constructives, avance des arguments, pour apaiser son traumatisme : car pour Yaël, la psychiatrie publique n’a « guère aidé » jusqu’ici. La jeune fille a pour l’instant coupé les ponts avec « toutes les sortes de psy ». « Cette rupture de confiance nous laisse seules face au danger. Elle n’est toujours pas tirée d’affaire », dit sa mère. 

À l’âge de 13 ans, pendant sept longs mois d’hospitalisation, Yaël a été baladée de services de pédiatrie en services de pédopsychiatrie, dans plusieurs hôpitaux de Bretagne. Lily compte quatre transferts en sept mois. Et même avant, lorsque Yaël était suivie en centre médico-psychologique infanto-juvénile (CMPI), ces services de psychiatrie de secteur qui proposent des consultations en ambulatoire, Yaël a beaucoup changé d’interlocuteurs dans l’équipe soignante et ne s’est pas sentie aidée. 

 

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© Illustration Sébastien Calvet / Mediapart

L’épisode le plus traumatisant a été, de très loin, l’hospitalisation en pédopsychiatrie, dans un service prétendument « sécurisé » où la jeune fille a fait une fugue et une tentative de suicide. 

Le quotidien y est fait d’ennui, « soi-disant thérapeutique », rapporte Lily. Yaël n’y a bénéficié d’aucune psychothérapie, assure sa mère. Le soin se limitait essentiellement à de brèves visites des psychiatres, souvent entourés d’une nuée d’internes et d’infirmières, et à la prise de médicaments : un antidépresseur pendant un mois, puis un traitement contre la schizophrénie, « qui n’avait aucun rapport avec ses troubles. Elle ne le supportait pas : elle était confuse, fatiguée, mais elle a dû le prendre pendant neuf mois ».

Les visites étant limitées à deux heures toutes les semaines, Lily estime avoir été privée de ses droits de parent : « Chez les mineurs, les médecins se passent plus facilement du consentement de l’enfant et de ses parents. Le médecin peut demander au juge un placement à l’hôpital. Les parents ne peuvent pas dire que quelque chose ne leur semble pas approprié. Car il y a un moyen de pression sur eux : la menace de signalement pour mise en danger de l’enfant. » 

Dans son texte, Lily dénonce « les conditions carcérales, le regard normatif et culpabilisant sur l’enfant et sur ses parents, la posture autoritaire et condescendante des médecins ». Elle rappelle que tout cela est en contradiction avec la Charte européenne de l’enfant hospitalisé, qu’elle a lue et relue. Elle s’« émerveille tout particulièrement de l’article 2 : “Un enfant hospitalisé a le droit d’avoir ses parents ou leur substitut auprès de lui, jour et nuit, quel que soit son âge ou son état” ».

 

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Dessin de Yaël.

En pédopsychiatrie, « il n’y a eu, avec l’équipe soignante, que de rares et brefs moments d’échange constructif, interrompus par les transferts », poursuit la mère de Yaël. Mais « pas de véritable alliance thérapeutique », ce lien de confiance entre le soignant et le soigné, essentiel en psychiatrie, qui permet de coconstruire un chemin vers le soin.

Yaël traverse une crise existentielle, comme de très nombreuses jeunes filles. Les derniers chiffres de la Direction des études, de l’évaluation, des statistiques et la recherche du ministère de la santé (Drees) sont affolants : en 2022, 75 803 personnes de 10 ans ou plus ont été hospitalisées pour un geste auto-infligé, soit des scarifications ou des tentatives de suicide. Si le niveau est comparable à celui d’avant la crise sanitaire, détaille la Drees, de « brutales augmentations sont observées chez les filles et les jeunes femmes » entre 2021 et 2022 : + 63 % chez les filles de 10 à 14 ans ; + 42 % parmi les adolescentes de 15 à 19 ans ; + 32 % de jeunes femmes âgées de 20 à 24 ans.

Des parcours de soin abîmés

Le parcours de santé de Yaël est un précipité des très nombreux dysfonctionnements de la psychiatrie. À l’évocation de son témoignage, Lisa Ouss, pédopsychiatre à l’hôpital Necker et membre de la Société française de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, veut défendre sa spécialité : « Il ne faut pas décourager les enfants et leurs parents de venir nous voir, il faut qu’ils aient confiance en nous. »

Elle relativise le choix du service du pédopsychiatrie où a été accueillie Yaël de « séparer des adolescents de leurs parents » : « Dans l’anorexie mentale, cette pratique existait mais n’est plus du tout systématique. Certains professionnels sont épuisés, excuse-t-elle encore. Ils écopent un bateau qui prend l’eau. »

Avec des moyens adéquats, il est pourtant possible de prendre en charge efficacement les enfants et les adolescent·es qui évoluent dans cette zone périlleuse, celle du passage à l’acte suicidaire, affirment tou·tes les psychiatres interrogé·es. « La littérature scientifique est suffisamment abondante, assure la professeure Ouss. Des psychothérapies longues, des consultations très régulières, des prises en charge pluridisciplinaires par des médecins, des infirmières ou des orthophonistes permettent aux enfants et aux adolescents d’aller mieux. »

À la rareté de l’offre s’ajoutent des différends, voire des conflits, entre différentes approches et pratiques de la psychiatrie et de la psychologie : le comportementalisme, la psychanalyse, les neurosciences, etc. Lisa Ouss assure que la pédopsychiatrie n’est pas aussi divisée que la psychiatrie adulte. Pour elle, « il n’y a pas de thérapie plus efficace qu’une autre. Ce qui compte, c’est de trouver un thérapeute, qu’il soit psychiatre ou psychologue, impliqué, attentionné, sérieux, qui ait confiance dans sa thérapie, que celle-ci soit étayée et prenne en compte des personnes et des contextes particuliers ».

Il ne reste plus que 597 pédopsychiatres, dont la moyenne d’âge est de 65 ans.

Aux patient·es s’offrent deux voies d’accès aux soins : en libéral avec un·e psychiatre, remboursé·e hors dépassements d’honoraires, ou avec un·e psychologue, peu ou pas remboursé·e. Ou dans le secteur public, où les temps d’attente pour un accès à une consultation en centre médico-psychologique (CMP) sont « indignes, honteux », dénonce le Dr Blanchard. Le psychiatre travaille dans deux centres médico-psycho-pédagogiques (CMPP), l’un à la Goutte-d’Or, un quartier populaire du XVIIIe arrondissement de Paris, le second à Neuilly-sur-Seine (Hauts-de-Seine), la ville la plus riche de France. Dans le premier, il y a un an d’attente, dans le second quatre mois.

L’ensemble du parcours est abîmé. Dans les situations les plus graves, quand la vie des enfants et des adolescent·es est menacée, ce sont les lits d’hospitalisation en pédopsychiatrie qui manquent. Le Dr Blanchard a un « exemple très récent : une jeune fille qui a fait une tentative de suicide au collège. Elle a été hospitalisée quelques jours, mais il n’y a pas de place pour une hospitalisation de plus long terme. Alors on colmate, en la recevant plusieurs fois par semaine. La famille est dévastée ». La pédopsychiatre de l’hôpital Necker Lisa Ouss reconnaît que, face à l’urgence, « on a réorienté nos forces vives vers les urgences, au détriment du suivi de long terme ».

Les rapports s’empilent, comme celui de la Cour des comptes en 2023 qui estime que « 13 % environ des enfants et adolescents présentent au moins un trouble psychique ». Pour les prendre en charge, il ne reste plus que 597 pédopsychiatres, dont la moyenne d’âge est de 65 ans. Leur nombre est en chute libre, en baisse de 34 % entre 2010 et 2022.

Lisa Ouss tient encore à donner un peu d’espoir : « En 2023 se sont tenues les assises de la pédiatrie. Ses conclusions seront bientôt rendues. La profession s’est mobilisée et avance de vraies propositions. Il est urgent de revaloriser la psychiatrie pour convaincre les internes de la rejoindre. »

Des adolescentes qui « se consument »

Le Dr Blanchard explique ainsi la hausse si forte du passage à l’acte suicidaire chez les jeunes filles : « Des études montrent qu’il y a une corrélation entre les gestes auto-infligés et la fréquentation des réseaux sociaux. Ils créent un cadre très normatif de la féminité, encouragent les comparaisons permanentes, abîment l’identité et l’estime de soi. Les adolescentes que je vois en consultation portent un regard sur elles impitoyable, elles sont dans un processus d’autodénigrement insupportable. L’exigence de la performance scolaire pèse aussi : je vois des refus scolaires anxieux par des ados rongées par l’angoisse. Elles ne dorment plus, se lèvent à 4 heures du matin pour réviser, elles se consument littéralement. »

Mais le psychiatre se dit plus inquiet encore pour les garçons : « Ils s’isolent, en s’enfermant dans les jeux en ligne. Ils vivent la nuit, consomment beaucoup de stupéfiants. Ils sont dans un déni, c’est difficile de mettre en place avec eux un projet de soins. » Chez les filles, les passages à l’acte, souvent « très visibles », sont au contraire un appel à l’aide qui permet une entrée plus aisée dans les soins.

Selon la professeure Ouss, les enfants et les adolescents passent d’autant plus à l’acte qu’ils vivent dans « un contexte économique et social très précaire. Les situations sont de plus en plus inextricables. La jeunesse est très déboussolée, l’ensemble de la société et l’ensemble des institutions, l’Éducation nationale, l’hôpital sont fragilisés ». Elle assure voir aussi « des éléments optimistes et réjouissants, des jeunes qui inventent des modes de vie alternatifs ».

Consommation de médicaments en hausse

Dans son discours de politique générale, le 30 janvier dernier, le premier ministre Gabriel Attal a fait de la santé mentale des enfants une priorité de son gouvernement. Seule annonce concrète : il s’est engagé à rénover « de fond en comble », sans plus de précisions, le dispositif Mon soutien psy.

Ce dispositif, lancé au printemps 2022, permet pour la première fois le remboursement de huit séances chez un psychologue, prescrites par un médecin. 145 000 Français·es en avaient bénéficié en mai 2023. Mais seul·es 2 300 psychologues sur 27 000 y participent, en raison de la faible rémunération des séances (40 euros).

« Que signifient ces annonces ?, s’agace Lisa Ouss. Que les CMP ne marchent pas, qu’il faut confier les enfants à d’autres ? Huit séances chez un psychologue, c’est certes un début, mais très insuffisant. Il faut mieux doter les CMP et rembourser toutes les psychothérapies. »

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Autre fait inquiétant : la consommation de psychotropes ne cesse d’augmenter. Dans un livre qui vient de paraître, Le Silence des symptômes – Enquête sur la santé et le soin des enfants (Champ social Éditions), trois membres du Haut Conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge documentent l’augmentation de la consommation de médicaments psychotropes par les enfants et les adolescent·es entre 2014 et 2021 : + 48,54 % pour les antipsychotiques, + 62,58 % pour les antidépresseurs, + 78,07 % pour les psychostimulants, + 155,48 % pour les hypnotiques et sédatifs, etc.

L’un des coauteurs du livre, Sébastien Ponnou, psychanalyste et professeur en sciences de l’éducation, juge que la prescription de psychotropes « se substitue aux psychothérapies, éducatives et sociales. L’augmentation des prescriptions est de 2 à 20 fois plus élevée par rapport aux adultes. Les données d’efficacité sont pourtant faibles, alors que les effets indésirables sont importants ». Le psychanalyste n’exclut pas pour autant les médicaments, à partir du moment où ils sont adossés à une psychothérapie.

Pour la pédopsychiatre Lisa Ouss, cette hausse de la consommation des psychotropes est « parallèle à la hausse de prévalence des troubles psychiques ». Elle défend ces prescriptions aux enfants « lorsqu’elles sont nécessaires » : « Certes, il faut essayer les psychothérapies avant, conformément aux recommandations de la Haute Autorité de santé. Mais ne pas prescrire quand il le faut est une faute. Il ne faut pas décourager les parents. »