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Des élus d’un CSE de Randstad soupçonnés d’avoir détourné plus d’un million d’euros

Treize représentants du personnel de l’entreprise d’intérim sont soupçonnés d’avoir bénéficié de remboursement de frais de déplacements exagérés, voire complètement fictifs.

Par Anne Michel

Le géant de l’intérim et du recrutement Randstad pourrait avoir été victime de l’une des plus grosses fraudes commises au détriment d’un comité d’entreprise en France. Le préjudice dépasse, selon des estimations internes, le million d’euros.

D’après les informations du Monde, le parquet de Bobigny a ouvert une enquête préliminaire portant sur des soupçons de détournement d’argent par des élus du comité social et économique (CSE) de Randstad Inhouse Services. Etabli à La Plaine-Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), ce CSE est le plus important du groupe néerlandais en France, en matière d’effectifs couverts (700 salariés permanents et 25 000 intérimaires) et donc de budget alloué.

Cette procédure pénale, confirmée par le tribunal judiciaire de Bobigny, fait suite à au moins deux plaintes déposées auprès du parquet par la direction de Randstad France (le 1er décembre 2023) et le CSE visé par la fraude (le 26 janvier). Le parquet de Bobigny précise avoir saisi la police « pour recueillir davantage d’éléments sur les faits dénoncés » et décider de leur qualification.

 

Les deux plaintes, que Le Monde a pu consulter, visent les mêmes infractions d’« abus de confiance en bande organisée », d’« entrave au fonctionnement du CSE » ou encore de « menace et intimidation visant une victime ». Elles désignent un groupe de treize représentants du personnel – sur les trente-quatre que compte ce CSE –, soupçonnés d’avoir bénéficié d’« un système illicite de remboursement de notes de frais », centré pour l’essentiel sur des frais de déplacement fictifs ou abusifs entre 2021 et 2023. Une partie des faits avait été révélée en juillet 2023 par le site L’Informé.

Ces délégués, tous des travailleurs intérimaires issus d’horizons syndicaux divers, ont été démis de leurs fonctions à la fin de 2023. Cinq d’entre eux apparaîtraient comme les principaux bénéficiaires du système mis en place, dont l’ancienne trésorière du CSE et son adjoint.


2,7 millions de kilomètres en deux ans

La direction de Randstad France explique au Monde qu’il est « notamment question de l’existence d’un système déclaratif et non justifié de remboursement par le CSE de frais de déplacement sous forme d’indemnités kilométriques ». « Les montants concernés pris en charge par le budget du CSE apparaissent considérables et invraisemblables », ajoute la société, qui produit des chiffres à l’appui : au total, un peu plus de 1,4 million d’euros ont été remboursés en moins de deux ans, de 2022 à 2023, à « quelques membres du CSE » au titre d’indemnités kilométriques. « Ce qui représente environ 2,7 millions de kilomètres effectués » par ce petit nombre d’élus sur la seule période de janvier 2022 à juin 2023 – soit l’équivalent de 385 fois le tour de la France, en passant au plus près des littoraux et des frontières. « Certains membres du CSE ont bénéficié jusqu’à plusieurs dizaines, voire des centaines de milliers d’euros de remboursement de frais de déplacement par an », précise Randstad France.

La part indue de ces remboursements ne pourra être établie qu’après enquête de la justice. Quoi qu’il en soit, Pierre Dulmet, l’avocat du CSE Randstad Inhouse, parle déjà d’« une affaire sans précédent ». « Le procédé était grossier mais efficace : on parle de sommes colossales potentiellement détournées, sur un temps très court », fait valoir Mᵉ Dulmet, qui déplore au passage « les dommages causés à un comité œuvrant pour le bien commun des personnels », autrement dit la défense de leurs emplois, leurs conditions de travail et leur santé, et qui finance par ailleurs sorties culturelles ou voyages.

Au vu des montants en jeu, l’avocat du CSE vient également de saisir l’administration fiscale. Observant, en effet, que l’argent possiblement détourné l’a été sous la forme de remboursements de frais, et n’a donc « logiquement » pas été déclaré, le CSE a doublé sa plainte pénale d’un courrier adressé à Bercy le 16 février, pour « suspicion de fraude fiscale ».

La découverte des faits en interne doit beaucoup à la ténacité d’autres élus du CSE, et en particulier de l’un d’entre eux, salarié de Randstad. Car dès 2021, la comptabilité opaque du comité commence à poser problème et, en 2022, les dépenses s’emballent, poussant ce salarié à questionner le bureau, soutenu par deux collègues. Celui qui se définit comme un lanceur d’alerte, préoccupé par l’intérêt général, demande l’accès aux comptes, mais il essuie une succession de refus, des mois durant. La direction de l’entreprise d’intérim n’a pas davantage de succès. Il faudra l’intervention du directeur général, qui préside le CSE et saisit le juge des référés, après avoir alerté l’inspection du travail, pour que soit enfin remise une partie des pièces demandées.

 

Un lanceur d’alerte menacé

Bien que certains documents comptables manquent, le pot aux roses ne tarde pas à être découvert : des notes de frais exorbitantes sans justificatif ou visa de l’administration, composées pour l’essentiel de remboursements d’« indemnités kilométriques » censées couvrir des déplacements effectués avec les voitures personnelles des élus. Une partie des trajets aurait été effectuée pour d’hypothétiques réunions, y compris des dimanches et jours fériés, sans rapport avec le mandat de ces élus et sans ordre de mission. Des déplacements ont même été déclarés sur d’anciens sites de l’entreprise, « qui n’existent plus depuis des années », a constaté la direction. Le kilométrage semble souvent surévalué. Par ailleurs, des achats de matériel informatique et téléphonique posent question. D’une manière générale, aucun budget prévisionnel prévoyant de telles sommes n’a été soumis au CSE.

Mandaté par la direction pour analyser ces documents, le cabinet d’expertise-comptable Orcom livre, dès septembre 2023, un rapport préoccupant. « Il y a potentiellement des risques que les remboursements (…) ne soient pas systématiquement justifiés, en tant que dépenses engagées dans l’intérêt du fonctionnement du CSE », pointe ce document, consulté par Le Monde. De sérieux dysfonctionnements sont identifiés dans la gestion du CSE, à qui il est enjoint de « mettre en place une comptabilité analytique ainsi qu’un contrôle budgétaire ». « Cela constitue une nécessité impérieuse, compte tenu des budgets alloués », écrit le cabinet.

Sur la base de cet audit, la direction est la première à saisir la justice. Le nouveau bureau du CSE lui emboîte le pas, estimant l’infraction d’abus de confiance en bande organisée caractérisée : « La similitude des modes opératoires confirme une réelle coordination » entre les ex-membres élus du comité, lit-on dans la plainte devant le parquet.

Ces révélations n’ont pas été sans créer des remous chez Randstad. Aux premiers soupçons, les réunions du comité ont viré à la foire d’empoigne, au point qu’il a été décidé de les organiser « en distanciel » une bonne partie de l’année 2023. D’après la plainte du CSE, les élus « n’ayant pas bénéficié de ces largesses » et qui « se sont interrogés » ont fait l’objet de « pressions verbales et physiques » de la part de certains de leurs collègues mis en cause. Le lanceur d’alerte, quant à lui, affirme avoir été pris pour cible, et agressé verbalement et physiquement aux abords de l’entreprise. Ces « incidents graves » ont conduit la direction et le CSE à ajouter à leurs plaintes pour abus de confiance l’infraction de « menace et intimidation visant une victime ».

Anne Michel