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Comment la CGT a placé par surprise Sophie Binet à sa tête

Le nom de la dirigeante du syndicat des cadres de la CGT, militante féministe reconnue, n’était pas envisagé pour succéder à Philippe Martinez. Jusqu’à ce que l’opposition entre la direction sortante et les tenants d’une ligne dure aboutisse à une impasse, dans la nuit de jeudi à vendredi.

Dan Israel et Khedidja Zerouali

31 mars 2023 à 13h21

 

Durant toute la semaine, et même pendant les mois qui l’ont précédée, on se demandait comment la Confédération générale du travail (CGT) allait parvenir à éviter le mur qui se dessinait de plus en plus précisément devant elle. C’est finalement par une manœuvre à laquelle personne n’aurait cru encore quelques heures plus tôt qu’elle l’a finalement contourné, au tout dernier moment.

 

À la surprise générale, et à l’issue d’un congrès qui a dévoilé toute la semaine les tensions et les divisions qui traversent le syndicat, Sophie Binet a été choisie ce 31 mars au matin pour en devenir la nouvelle secrétaire générale. En succédant à Philippe Martinez, qui était aux commandes depuis 2015, elle devient la première femme à occuper ce poste depuis la création de l’organisation en 1895.

 

C’est elle à qui reviendra désormais de représenter le syndicat dans la bataille des retraites et de décider de l’avenir de sa participation à l’intersyndicale. Dans l’immédiat, elle devrait se rendre mercredi à Matignon pour répondre à l’invitation de la première ministre Élisabeth Borne.

 

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Sophie Binet à Mediapart, le 13 mars 2023. © Photo Sébastien Calvet / Mediapart

Née en 1982, ancienne responsable du syndicat étudiant Unef, ancienne conseillère principale d’éducation (CPE), Sophie Binet dirige depuis 2018 l’Ugict, le syndicat des cadres de la CGT. Lors du précédent mandat, elle était déjà membre de la commission exécutive confédérale, la direction élargie composée d’une soixantaine de membre.

 

Sophie Binet est surtout connue, dans la CGT et au-delà, pour être une militante féministe infatigable, et c’est notamment sur ce thème qu’elle a construit sa carrière dans la confédération. Elle y était depuis de longues années la référente sur la question de l’égalité femmes-hommes. À ce titre, elle est d’ailleurs intervenu très régulièrement dans Mediapart : le 13 mars lors de notre dernière émission sur la réforme des retraites, en 2016, en 2019 ou en 2021...

 

Une féministe à la tête de la CGT, ce n’est pas le moindre des paradoxes pour un syndicat où le sexisme est loin d’avoir disparu. C’est aussi le résultat d’un affrontement de tous les instants entre la direction sortante et les tenants d’une ligne plus dure, lui reprochant ses tentatives de rapprochement avec les autres syndicats, tout comme ses méthodes jugées trop autoritaires.

 

Dans un discours prononcé dans la foulée de sa désignation, Sophie Binet n’a pas escamoté cette conflictualité. « Il ne faut pas qu’on se mente, notre congrès a été très difficile, violent parfois. Il faut qu’on se dise que cette violence n’a pas sa place dans les rapports militants, et il faut travailler pour la faire disparaître », a-t-elle déclaré.

 

Pour l’heure, les plaies ne sont pas encore pansées. Philippe Martinez souhaitait imposer pour lui succéder Marie Buisson, responsable de la fédération de l’Éducation nationale et cheville ouvrière du collectif écologiste Plus jamais ça, monté avec Greenpeace et Oxfam.

 

Face à lui, une alliance de certaines des fédérations les plus importantes de la CGT, regroupant l’industrie, l’énergie, les fonctionnaires de l’État ou les cheminots, était décidée à contrer Marie Buisson.

 

Cette coalition de mécontents imaginait bien se rassembler derrière Céline Verzeletti, codirigeante de l’union des fonctionnaires de l’État, ancienne surveillante pénitentiaire, déjà membre du bureau confédéral de dix personnes, mais ayant laissé entendre une petite musique personnelle à plusieurs reprises ces derniers mois.

Mais en un peu plus de 24 heures, les deux candidatures de Marie Buisson et de Céline Verzeletti sont devenues caduques, dans un scénario jamais vu à un congrès de la CGT. Ces grand-messes se contentent généralement d’avaliser un choix de succession réglé en amont, au terme parfois de batailles aussi féroces que feutrées.

 

Camouflet après camouflet pour Marie Buisson

Cette fois, c’est une poignée d’heures seulement avant la fin 53e congrès confédéral ce vendredi à midi, que l’issue s’est dessinée. Après une succession de camouflets pour la direction sortante. Dans la nuit de mercredi à jeudi, elle n’avait obtenu que de justesse, par 54 % des voix, la validation de la liste des 66 membres de la nouvelle commission exécutive, cette direction élargie du syndicat qui se réunit toutes les deux semaines.

Le comité confédéral national (CCN), « parlement » du syndicat qui rassemble les dirigeants des fédérations et des unions départementales, s’est réuni de 19 heures à 4 heures du matin avant d’approuver en définitive cette liste.

 

Deux opposants y brillent particulièrement par leur absence : Emmanuel Lépine, secrétaire général de la fédération de la chimie, et Olivier Mateu, secrétaire général de la remuante union départementale des Bouches-du-Rhône.

 

Ils estiment tous deux avoir été écartés en raison de leurs critiques frontales contre Philippe Martinez, accusé d’avoir dilué la CGT dans l’intersyndicale et d’avoir « institutionnalisé » le syndicat. Comme d’autres, ils regrettent aussi bruyamment la participation de la CGT au collectif Plus jamais ça, cette alliance qui n’a jamais été réellement discutée en interne et dont les positions antinucléaires les heurtent.

 

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Philippe Martinez, au congrès de la CGT, le 27 mars. © Photo Jeff Pachoud / AFP

Encore plus alarmant pour Marie Buisson : à cette occasion, son nom n’a été validé que par 57 % des voix, alors que les autres membres élu·es à la commission exécutive ont toutes et tous obtenu au moins 70 % des voix, et que Sophie Binet en a récolté 86 %.

 

« Dans ces conditions, il était déjà difficile de penser que Marie Buisson allait devenir secrétaire générale », souffle un dirigeant de fédération. C’est bien pourtant ce qu’elle a tenté d’obtenir. Comme le prévoient les statuts de la CGT, la commission exécutive propose une composition du bureau confédéral, qui doit être validé par le comité confédéral national.

 

Or, dans la nuit de jeudi, et dans un geste d’opposition jamais vu à un congrès, le CCN a rejeté la proposition de bureau de Marie Buisson, pas particulièrement rassembleur car il ne comportait pas de membres issu·es de l’opposition. Cela s’est joué à un cheveu : 49 % des voix du CCN seulement ont soutenu le bureau de Marie Buisson, scellant sa défaite.

 

Un « vote par mandat » avait été choisi, où chaque organisation obtient un nombre de voix en fonction de son nombre de syndiqué·es. Une majorité de fédérations ont voté contre Marie Buisson, quand les unions départementales, traditionnellement plus légitimistes, l’ont davantage soutenue.

 

Dans les heures qui ont suivi, Céline Verzeletti n’a pas réussi à constituer un bureau complet : les tenant·es de la ligne Martinez-Buisson ont refusé tout net de participer à son équipe. Elle a donc renoncé à son tour, ouvrant la voie pour la candidature inattendue de Sophie Binet.

 

Les équilibres entre les tendances internes de la CGT semblent respectés dans la composition du nouveau bureau confédéral.

 

Respectée en interne, cette dernière ne faisait pas figure de candidate consensuelle en raison de son positionnement féministe, mais aussi du fait qu’elle représente les cadres, dans une organisation qui se vit comme la voix des ouvriers et ouvrières. « Une cadre à la tête de la CGT ? On n’est pas prêts », regrettait ainsi juste avant le congrès une des voix modérées de l’organisation.

 

Le bureau que Sophie Binet a proposé aux alentours de 7 heures du matin ce vendredi a rapidement été accepté par la commission exécutive, puis, dans la foulée, par le CCN vers 8 h 15. Et le congrès a longuement applaudi l’annonce de sa désignation à la tête du syndicat.

 

Les équilibres entre les tendances de la CGT semblent respectés dans la composition du bureau, qui intègre Céline Verzeletti et comprend notamment le remuant Sébastien Menesplier, de la fédération de l’énergie, Mireille Stivala, de la santé, ou Boris Plazzi, un modéré de la métallurgie déjà membre du bureau précédent, et le dirigeant des cheminots Laurent Brun, membre influent du Parti communiste.

 

Philippe Martinez mis en minorité

Dans son premier discours, Sophie Binet a appelé ses camarades à réapprendre « à travailler tous et toutes ensemble, comme on sait si bien le faire dans les luttes ». Il y aura du travail pour répondre à ce vœu, tant la semaine de ce 53e congrès a donné lieu à des déchirements publics.

Dès le premier jour, les opposant·es se sont fait entendre, dans une discussion portant officiellement sur les règles d’organisation du congrès. Elle a néanmoins été l’occasion pour les plus critiques de commencer à faire le procès d’une confédération jugée peu démocratique, rejoint·es par certain·es congressistes issu·es de fédérations considérées comme plutôt proches de Philippe Martinez.

 

Le lendemain, mardi 28 mars, lors de la manifestation clermontoise contre la réforme des retraites, Philippe Martinez, qui n’était alors plus secrétaire général depuis la veille, s’est dit favorable à une médiation avec le gouvernement, reprenant la proposition du dirigeant de la CFDT Laurent Berger.

 

Une prise de parole qui n’avait été discutée ni au sein de la CGT ni au sein de l’intersyndicale, et qui a mis le feu aux poudres. Dans les heures et les jours qui ont suivi, cette proposition a été reprochée à maintes reprises à la direction sortante par une partie du congrès, lui demandant de durcir le ton face au gouvernement. 

 

Et c’est en partie en raison de ces critiques portant sur le manque de démocratie interne et sur le déficit de radicalité que Philippe Martinez et ses proches ont été mis en minorité mardi après-midi, lors du vote sur le rapport d’activité, qui venait solder quatre années de mandature : 50,32 % des délégué·es ont voté contre. Du jamais-vu, ces rapports étant généralement approuvés à 70 % ou plus, même en temps de tempête interne.

 

Dans la journée de jeudi, enfin, et malgré l’approbation à une large majorité du document d’orientation, définissant les objectifs de la CGT pour les trois ans à venir, un autre camouflet a frappé Marie Buisson. Le collectif Plus jamais ça a été désavoué par le congrès, encore une fois d’un cheveu.

 

Dans le détail, 50,37 % des voix ont approuvé un amendement supprimant dans le texte d’orientation toute référence à plusieurs collectifs dont la CGT fait partie, comme Plus jamais ça, en raison de l’absence d’un « quelconque débat » sur leur pertinence. En somme, la CGT s’éloignera de ces collectifs le temps que soit débattu en interne l’intérêt ou non d’y participer. 

 

Et c’est bien cette « CGT d’ouverture », construite par Philippe Martinez et son équipe, qui a été remise en cause durant tout le congrès. Pas tellement sur le fond, mais davantage parce que l’ouverture a été vécue comme ayant été décidée d’en haut.

 

« L’ouverture aux autres semble être un sujet de crispation à la CGT, s’inquiète Benoît Martin, dirigeant de l’union départementale de Paris et membre de la commission qui a analysé les plus de 5 700 amendements déposés pour modifier le document d’orientation. Il va falloir rediscuter de la manière dont on travaille avec les autres. »