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Fleuron des droits des femmes, la maternité des Lilas en proie à des accusations de violences

En décembre 2020, sept soignantes ont porté plainte contre un anesthésiste de l’établissement. Elles l’accusent de harcèlement et d’agressions sexuelles, et dénoncent le manque de soutien de leur direction. Le Conseil de l’Ordre a rejeté les requêtes de 23 sages-femmes. 

 

Elsa Sabado

4 avril 2023 à 11h41

 

Accouchement dans le silence, dans le noir ou dans l’eau, chant prénatal... La maternité des Lilas (Seine-Saint-Denis), qui lutte depuis plusieurs années pour sa survie, promet aux parents un cocon pour accueillir leur nouveau-né dans un environnement exempt de violences. Parce qu’elles poursuivent cette ambition, des soignantes de la maternité (MDL) ont dénoncé les violences qu’elles disent avoir subies au sein de leur propre institution. 

En janvier 2021, vingt-trois sages-femmes ont déposé une plainte contre Sadok Feki, anesthésiste, devant le Conseil national de l’Ordre des médecins d’Île-de-France (CDOM), pour des manquements à la déontologie, constitués par « des accès de colère incontrôlés, des cris et des hurlements, des insultes et des grossièretés, des intimidations, des gestes déplacés à l’égard des sages-femmes, des comportements critiquables à l’égard des patientes ». 

 

Contactée par Mediapart, l’avocate du mis en cause n’a pas donné suite. Mais dans la procédure devant le Conseil de l’ordre, elle avait indiqué que son client ne reconnaît avoir eu de « différends » qu’avec deux des vingt-trois plaignantes. La plainte mêle « des reproches et des accusations non circonstanciées et non fondées », écrit-elle encore. À l’audience, le médecin avait aussi réfuté les injures et gestes déplacés. 

 

À l’issue de cette procédure, en décembre, le Conseil de l’ordre a rejeté les requêtes des sages-femmes. « Si [les plaignantes] produisent [...] de nombreuses attestations, il ressort de leur lecture que ces documents, qui [...] émanent principalement d’elles-mêmes, doivent donc être pris en compte avec toute la mesure possible », estime le CDOM. Lequel ajoute que ces pièces « sont rédigées de manière imprécise, faisant ainsi état de “coups” sans autre détail, ainsi que de ressentis et ce alors que le Dr Feki produit de nombreux témoignages en sens contraire »

En revanche, le Conseil de l’ordre a infligé un avertissement au Dr Feki pour s’être battu pendant une garde, le 16 octobre 2020, avec un gynécologue.

 

« Non seulement l’Ordre n’a accordé aucun crédit aux plaintes concordantes de 23 sages-femmes, mais, de façon encore plus surprenante, il a choisi d’en accorder à la plainte d’un autre médecin, pourtant retirée en cours de route », regrette Noémie Coutrot, avocate des plaignantes.

 

Sept soignantes ont également porté plainte au pénal en décembre 2020 pour « harcèlement moral » et « agressions sexuelles ». Une enquête préliminaire a été ouverte par le parquet de Bobigny. Selon nos informations, l’enquête, confiée à la brigade de répression de la délinquance contre les personnes (BRDP), est close depuis l’été dernier. 

 

Le procureur de la République attend des éléments complémentaires sollicités auprès de l’inspection du travail avant de décider de la suite de la procédure.

 

Colères et baisers non consentis

Dans sa plainte, Julie K., sage-femme, indique qu’à deux reprises, en 2017 et en 2019, Sadok Feki l’aurait embrassée dans le cou sans son consentement. Il aurait également embrassé Céline L. dans le cou en 2017, puis Manon F., en 2019. Quelques jours plus tard, toujours sans rien demander à cette dernière, l’anesthésiste serait venu s’asseoir sur ses genoux, alors qu’elle siégeait dans un fauteuil, dans le bureau des sages-femmes. 

« J’ai fait appel à lui lors d’une IVG compliquée à réaliser », relate dans sa plainte Julie R., gynécologue. Elle y affirme qu’il se serait « positionné derrière [elle] » et qu’il lui aurait dit : « Ah, ce que tu lui mets, tu lui laboures le vagin, tu vas lui exploser la chatte. » À la fin de l’acte, il se serait « approché de [son] cou » avant de l’embrasser « par surprise ».

 

Anne K., sage-femme, a porté plainte, elle, pour « harcèlement moral ». Parmi plusieurs griefs, elle expose la fois où, en octobre 2019, l’anesthésiste, de garde, aurait refusé de se présenter alors qu’elle l’appelait pour secourir une femme présentant une hémorragie. Ses consœurs Juliette C. et Clémence L. lui reprochent des insultes à leur égard et à celui de ses collègues.

 

Dans le dossier adressé au CDOM, un des signalements relate que Sadok Feki aurait traité une sage-femme de « salope » ou une supérieure hiérarchique de « grosse vache ».

 

Des désaccords professionnels

Comment expliquer un tel conflit dans cette maternité qui a longtemps fait figure de modèle pour des générations de féministes ? « À la fin des années 2000, les médecins militants, qui avaient fondé la maternité, partent peu à peu à la retraite », raconte Marie-Laure Brival, ancienne gynécologue, directrice médicale et, pendant une courte période, directrice administrative de la maternité. 

 

La France entière connaît une pénurie de gynécologues, pédiatres, obstétriciens. Pour eux, la maternité des Lilas, dont le projet consiste à démédicaliser la grossesse, n’est pas attractive. L’établissement finit par recruter une équipe très solidaire d’anesthésistes tunisiens, dont Sadok Feki. 

 

Peu à peu, le rapport de force entre sages-femmes et médecins se mue en franche hostilité, dans laquelle il est difficile de distinguer ce qui relève du sexisme de ce qui relève de relations de domination entre médecins et sages-femmes. Il est toutefois manifeste que la philosophie de la maternité, qui garantit aux sages-femmes une certaine autonomie, s’entrechoque avec celle, plus hiérarchisée, de cette équipe d’anesthésistes, qui ne partage pas forcément le même engagement féministe. 

 

Des désaccords professionnels sont d’ailleurs au cœur de l’argumentaire de Sadok Feki dans la procédure intentée devant le Conseil de l’ordre. Son avocate a soulevé des « insuffisances dans la prise en charge des parturientes et de leurs bébés qui ont favorisé la survenue de complications évitables ». Le médecin qui les a « mises en exergue » se serait ainsi exposé à la colère des sages-femmes. 

 

Devant la chambre disciplinaire, Sadok Feki a ainsi souligné l’augmentation du nombre d’hémorragies de la délivrance à la maternité des Lilas, de 7 % en 2017 à 10 % en 2020, pour une moyenne nationale de 5 %. Un chiffre élevé, lié selon lui à l’acceptation par les sages-femmes de trop longues périodes de travail de parturientes qui émettent le désir d’accoucher par voie basse. Le médecin affirme avoir voulu rappeler « les bonnes pratiques » pour associer le choix des femmes et les impératifs de la médecine.

 

Une direction complice ?

Évoquée dans les instances de la maternité dès 2016, l’attitude du Dr Feki ne suffit pas à provoquer son départ. « Les directions successives ont toujours agité la menace de la fermeture de la maternité pour qu’on passe sous silence ces problèmes », commente Corina Pallais, déléguée syndicale Sud de la maternité. 

 

Depuis 2011, la maternité, en difficultés financières, est menacée de fermeture par l’Agence régionale de santé (ARS) d’Île-de-France. Murielle Vannier en prend la direction en 2015. Elle semble rester sourde aux alertes des sages-femmes.

 

Ainsi, Anne K. rédige une « fiche d’événement indésirable » en 2019. Pas de réponse pendant un mois. « Il a fallu que vingt sages-femmes signent un courrier pour que la directrice nous reçoive », explique Anne K. Aucune sanction n’est prise. Contactée, Murielle Vannier n’a pas souhaité répondre à nos questions.

 

Alerté à deux reprises par la déléguée syndicale Sud, Louis Fabiano, président du conseil d’administration de l’association Naissance, qui gère la maternité, n’y a pas non plus réagi. Il n’a pas donné suite à nos sollicitations. 

C’est un an plus tard qu’une enquête a lieu, provoquée par les événements advenus le 16 octobre 2020. Ce jour-là, Sadok Feki se bat avec un gynécologue au chevet d’une patiente qui, endormie, venait de subir une césarienne. Puis, dans la soirée, il aurait hurlé sur Clémence L. dans un couloir, parce qu’elle lui a reproché d’être entré dans une salle d’examen sans le consentement d’une patiente. 

 

Dans les salles de garde, sur le groupe WhatsApp des sages-femmes, la parole se libère. « Alors que nous sommes formées à repérer les violences chez nos patientes, comme n’importe quelle femme, nous avons mis du temps à accepter que nous en subissions nous-mêmes », s’étonne encore Céline L. 

 

L’anesthésiste est alors suspendu trois jours, puis réintégré. Treize sages-femmes se mettent en arrêt maladie. La salle de naissance doit fermer pendant une semaine et les parturientes sont orientées vers les hôpitaux voisins. 

 

Un conflit social coûteux

Pour résoudre la crise, Louis Fabiano fait appel à Jean-Louis Vaez-Olivera, un consultant, pour 45 000 euros. Selon un rapport du cabinet Syndex, il dépensera également, sur le compte de la maternité des Lilas, 132 000 euros d’honoraires d’avocats en 2020, et 118 000 en 2021.

 

Le Dr Feki et Murielle Vannier, la directrice, finissent par quitter l’établissement en avril 2021. « La bataille a été longue, difficile, clivante, mais nous avons fini par venir à bout du climat de peur qui régnait », juge Corina Pallais. Sur les vingt-trois signataires de la plainte au CDOM, seules neuf travaillent encore aujourd’hui à la maternité des Lilas. 

 

Cette affaire vient s’ajouter aux révélations sur la gestion et les conflits d’intérêts de Louis Fabiano publiées dans  Le Monde. De quoi renforcer l’épuisement d’un personnel sans perspective claire depuis quinze ans. Le tout explique l’inertie des sages-femmes, pourtant en pointe dans la lutte des années 2010, alors que l’ARS s’apprête à démanteler pour de bon la maternité des Lilas.  

 

L’Agence régionale de santé a confirmé à Mediapart « l’opportunité d’un rapprochement [de la maternité des Lilas] avec la maternité de l’hôpital public de Montreuil ». Elle pousse à la transformation du lieu en un centre de santé sexuelle, sans jamais évoquer le devenir des 1 100 naissances qui y sont accompagnées chaque année. Or les autorisations d’exercer délivrées par l’ARS à la maternité expirent en juin. 

 

Convaincues qu’elles ne pourront pas pratiquer un accompagnement physiologique des naissances à Montreuil, les sages-femmes des Lilas quitteront probablement la Seine-Saint-Denis. Mais, fidèles à l’esprit féministe de leur maternité, elles ont fait appel en janvier de la décision du Conseil de l’ordre. La réponse n’est pas attendue avant plusieurs mois.