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Sainte-Soline : « Ils ont détruit mon sourire mais ça ne m’empêchera pas de parler »

Grièvement blessée à Sainte-Soline, une jeune femme souffre aujourd’hui d’une paralysie faciale. Le procureur de la République de Rennes a ouvert une enquête pour « violence par personne dépositaire de l’autorité publique ». Elle raconte à Mediapart son calvaire et dit surtout sa colère.

Jade Lindgaard

10 mai 2023 à 13h05

 

 

Partir en manifestation avec ses ami·es. Faire la route en minibus. Aimer les rencontres faites en chemin. Marcher en écoutant la foule chanter autour de soi. Se dire que c’est le moment, que la journée va être historique, que l’eau c’est vital, que la mégabassine de Sainte-Soline (Deux-Sèvres) est une bonne cause de combat.

 

Se retrouver la mâchoire brisée et dévisagée à attendre près de quatre heures allongée sur un matelas pneumatique dans un champ sous les lancers de grenades. Se réveiller le lendemain dans une chambre d’hôpital, seule, avec une paralysie faciale. Avoir 19 ans.

C’est ce qu’a vécu Alix*. Un mois après la manifestation à l’appel des Soulèvements de la Terre, elle a accepté de recevoir Mediapart pour témoigner de ce qui lui arrive. « Ce n’est pas normal ce qui s’est passé. En France, on peut être une gamine et se faire exploser le visage par des personnes censées protéger le peuple, juste pour avoir été là. » 

 

Elle n’a pas encore pu reprendre les cours qu’elle suit à l’université et enchaîne les rendez-vous médicaux plusieurs fois par semaine. Des plaques ont dû être insérées dans son visage pour le reconstituer. Il a retrouvé sa forme mais elle ne sait pas encore si la partie inerte recouvrera sa mobilité. « Je m’estime très chanceuse : j’ai mon œil, mes capacités cérébrales, mes dents. Ça s’est joué à 2 secondes et 4 centimètres. » 

 

Le parquet de Rennes a ouvert une enquête préliminaire pour « violence avec incapacité totale de travail (ITT) supérieure à huit jours par personne dépositaire de l’autorité publique » – comme pour les trois autres blessés graves de Sainte-Soline. Mais Alix est la seule pour qui le procureur de la République en a pris l’initiative, sans même attendre qu’elle porte plainte. Les investigations doivent établir l’origine des blessures, le lien avec l’action des gendarmes ainsi que les modalités de la prise en charge de la blessée. D’après l’enquête de Mediapart, un peu plus de cinq heures se sont écoulées entre sa blessure et son transport en hélicoptère de la gendarmerie jusqu’au CHU de Tours, le 25 mars dernier.

 

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© Illustration Sébastien Calvet / Mediapart

 

Pour le monde extérieur, elle a d’abord été « la jeune fille à la mâchoire ». Celle dont plusieurs élu·es écologistes avaient parlé, bouleversé·es par la gravité de sa blessure et sa douleur à attendre sur un chemin une ambulance qui ne venait pas. Lors de sa conférence de presse, le procureur de Rennes a dit aux journalistes qu’elle avait fêté son vingtième anniversaire à l’hôpital « sur son lit de souffrance ».

 

Une martyre de Sainte-Soline et du déchaînement de grenades tirées par les gendarmes ? Pas trop le genre d’Alix. Ses 20 ans, elle les a fêtés chez elle, avec ses colocs. « Ils » n’allaient pas lui enlever ce moment. « Je n’ai pas envie d’être mélodramatique, mais si des gens le font pour moi et que ça permet à d’autres de comprendre ce qui se passe », alors ça passe. Les premiers jours après son opération, elle ne pouvait pas parler. Sa mâchoire était maintenue fermée pour permettre la cicatrisation.

 

Aujourd’hui, plus rien ne l’empêche de prendre la parole. « Je vais parler. J’ai le profil parfait : je suis très jeune, je n’ai pas de casier, je suis étudiante. Ils n’ont rien contre moi. » Elle a été entendue par le capitaine de gendarmerie menant l’enquête sur les causes de ses blessures. Elle a écrit un texte pour un livre collectif de soutien aux Soulèvements de la Terre, le mouvement à l’origine de la manifestation de Sainte-Soline. Et elle reçoit finalement Mediapart, après avoir dans un premier temps refusé la rencontre. Le temps est venu de dire son fait. De choisir ses mots et de les exprimer elle-même, en équilibre sur un fil tendu entre émotions et punchlines militantes : « Ils ont détruit mon sourire mais ça ne m’empêchera pas de parler. C’est à moi de montrer que leur truc ne fonctionne pas. C’est mort. Ma génération, elle a une force. Ils ne sont pas prêts. Et le seront jamais. »  

Je monte sur la piste, et trois secondes après, je me prends la grenade. Elle est arrivée au niveau de mon visage, m’a projetée au sol et a explosé au niveau de mes pieds.

Alix

On rencontre Alix chez elle, dans un pavillon en coloc’ derrière un grand jardin parsemé de carrés potagers. Elle semble forte comme les montagnes qui surgissent au bout de sa rue et souriante comme une jeune fille qui a la vie devant elle. Nouveau contre-pied. « Je ne voulais pas faire d’études longues car on n’a pas le temps. On n’a pas le temps que ce soit pour des raisons environnementales ou sociales. On perd nos droits petit à petit. C’est impossible de se projeter dans des vies comme celles qu’ont pu avoir les générations précédentes. On est une génération qui n’a pas le temps. » Elle aimerait devenir éducatrice spécialisée, pour faire « un taf utile ». Elle ajoute : « Et parce que l’État n’est pas capable de le faire. »

Pourquoi aller manifester à Sainte-Soline ? La réponse fuse : contre « les mégabassines, les nouveaux aéroports, les extensions d’usine, les projets absurdes partout payés par l’argent public alors qu’il n’y a plus d’argent pour l’hôpital et l’éducation ». Mais pourquoi elle à ce moment-là de sa vie ? Une brève pause, même pas le temps d’un soupir. « Là, il y a juste un mur. Et il n’y a pas d’autre possibilité. Quand l’air sera irrespirable… la question agricole, c’est se demander comment on se nourrit. Soit on change de système et on apprend à vivre autrement et mieux, on répartit les ressources, comme l’eau par exemple. Soit on continue comme on a fait et on se prend un mur d’un coup. Et ce sont des générations qui n’ont rien demandé qui paieront pour le mépris de quelques-uns. » 

 

Le mur de la catastrophe climatique, qu’en pense le colonel de gendarmerie qui a commandé les opérations de Sainte-Soline ? Devant les caméras de France Télévisions, on l’entend parler d’ « adversaire » quand il voit, au loin, arriver les premier·es manifestant·e. Pour Alix, l’emploi de ce mot révèle que « soit ils se croient dans un jeu et donc sont complètement déconnectés du fait que nous sommes des humains et qu’ils nous tirent dessus ». Soit « qu’ils se croient en guerre, et là, ça en dit long sur lequel des camps – pour reprendre leur vocabulaire – est là pour blesser, pour faire mal, pour porter atteinte à la vie ». Du champ des Deux-Sèvres, elle est rentrée avec « la conviction qu’on a raison de se battre contre l’ordre établi qui est violent. Je le savais. Mais là j’en ai la preuve ».

Que lui est-il arrivé à Sainte-Soline ? « Je ne me souviens pas de tout. » Dans les nuages irritants des lacrymos et le bruit lancinant des explosions, « on ne voyait pas trop. C’était compliqué de comprendre ce qui se passait ». Avec son groupe d’ami·es, elle rejoint une piste un peu surélevée pour mieux voir ce qui se passe. L’objectif du cortège est d’entrer dans la bassine ou, au moins, de l’entourer. « Je monte sur la piste, et trois secondes après, je me prends la grenade. Elle est arrivée au niveau de mon visage, m’a projetée au sol et a explosé au niveau de mes pieds. »

Elle ne perd pas connaissance mais ses souvenirs sont embrouillés. Un ami présent à ses côtés a témoigné auprès l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN). Mediapart a pu lire son récit : « D’un coup, je vois ce projectile arriver dans le visage d’une personne à côté de moi. La personne s’effondre et est violemment éjectée en arrière avec le côté droit du corps partant en premier. Puis la personne tombe au sol, le projectile aussi. » À cet instant, le jeune homme se rend compte que « c’est une grenade et non pas une balle de LBD au vu de la présence de métal. Je me retourne pour me protéger et me bouche les oreilles, me doutant qu’elle va exploser. C’est bien le cas, elle explose. Je me retourne de nouveau, et je vois la personne touchée par le projectile à terre ».

Cette explosion au sol blesse Alix aux jambes mais lui sauve probablement la vie. Mediapart n’a pas pu s’entretenir directement avec ce témoin. Selon sa description : « C’était clair, le tir provenait clairement des forces de l’ordre, et avec une trajectoire tendue. La violence du choc, la vision de la trajectoire du projectile et la manière dont la personne a reculé et a été touchée par la grenade me laissent penser ça. »

 

À ce moment-là, Delphine*, coloc d’Alix et binôme, c’est-à-dire son accompagnante de manif, se rappelant « avoir évité deux grenades », s’est éloignée de quelques mètres. « Je n’ai pas vu le moment de l’impact. » Elle aperçoit une personne chuter vers l’arrière mais « je ne pensais pas que c’était elle. J’ai continué à marcher et à la chercher ». Elle l’a retrouvée quelques minutes plus tard allongée sur un brancard. Le témoin, lui, a tout vu : « Au début, j’avais un doute sur le fait que ce soit elle. Je me rapproche, et c’était bien elle, allongée par terre, la tête déformée par la violence du choc. Elle est sonnée mais paraît consciente. Elle saigne abondamment de la bouche. » Ce même jeune homme assure ne pas avoir vu de fumée et en déduit que le projectile était probablement une grenade de désencerclement, et non une lacrymogène.

Les medics disaient : “Les secours vont arriver !” Mais je voyais bien qu’ils n’arrivaient pas.

Alix

À partir de là, Alix se souvient. « J’avais mal. Je suis transportée une première fois par les bras et les jambes, puis sur un matelas gonflable. Sept personnes me portent. L’une me tient la tête. Ils me posent une première fois. J’étais couchée par terre quand des quads arrivent vers nous et se sont mis à nous tirer dessus. » Cet épisode a été raconté par plusieurs personnes, dont Marine Tondelier, la secrétaire nationale d’EELV et l’eurodéputé Benoît Biteau. 

Le témoin raconte par écrit que le médecin qui les accompagne, alerté en tant que medic, et reconnaissable à son sac rouge à bande fluo, son gilet blanc et son pantalon écarlate, s’est alors avancé vers les gendarmes pour leur demander de laisser passer la blessée. Il ajoute que le soignant leur racontera a posteriori « qu’il a été mis en joue par un des policiers malgré le fait qu’il était bien reconnaissable ». Il entend aussi le médecin appeler les secours, en vain.

 

Alix se souvient qu’il y avait « des lacrymos de partout. Ils m’ont redéplacée à travers le champ de colza, puis le champ d’herbe, puis déposée sur un chemin. On a attendu deux heures. J’avais très froid. Pourtant j’avais deux couvertures de survie et une montagne de vêtements sur moi. Mes deux mâchoires étaient cassées. Je sentais avec ma langue que mon palais était décalé. Je me suis dit que pour mon visage, c’était foutu. Les medics disaient : “Les secours vont arriver !”. Mais je voyais bien qu’ils n’arrivaient pas. »  

 

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© Illustration Sébastien Calvet / Mediapart

 

Une ambulance finit par débouler. Autour d’Alix, les gens lui font des signes. Mais un cas encore plus grave doit être pris en charge : Serge D, qui a reçu une grenade explosive sur la tête. « L’ambulance est repartie chercher Serge. Plus tard un autre camion est allé chercher une autre personne. Puis est arrivé un camion de secours et là ils m’ont montée. » Enfin parvenue au point médical avancé, elle entend quelqu’un dire : « Si elle a attendu deux heures, ce n’est pas une urgence absolue. » Alix décrit : « L’ambiance n’était vraiment pas agréable. J’étais sur un brancard. J’avais l’impression de ne pas être là. » À l’hôpital, l’accueil est plus cordial. Les soignants la rassurent : « Ne vous inquiétez pas, on voit arriver des gens en plus mauvais état. »

 

Mais alors qu’elle commence à recouvrer ses esprits, sa chambre d’hôpital est perquisitionnée. « Des soignants sont entrés dans ma chambre : “Les flics sont là, est-ce qu’ils peuvent entrer dans votre chambre ?” J’ai dit qu’il en était hors de question. Ça m’a mise en colère, ça ne leur suffisait pas de m’arracher la tronche, il fallait en plus qu’ils viennent me faire chier. » Ses vêtements, chaussures et son téléphone portable sont saisis. « Heureusement, j’avais noté quelques numéros parce que j’avais peur de ne plus avoir de forfait. » Une médecin légiste est déjà passée la voir : « Elle m’a demandé si c’était une grenade. Je ne me souvenais de rien. Elle n’a pas établi de liens entre ma blessure et une grenade. »

J’ai eu l’impression de voir une tentative de meurtre. Je me suis dit : ils veulent nous assassiner.

Delphine, qui accompagnait Alix à Sainte-Soline

Interrogé à ce sujet par Mediapart, le procureur de Niort explique avoir « requis un médecin légiste comme expert pour procéder à un examen médical, décrire les lésions et en déterminer les causes ». Et que concernant les saisies, « il s’agit d’éléments de preuve classiques dans toute enquête pénale ». Et ajoute : « La jeune femme dont vous évoquez la situation n’a été soumise à aucune mesure de contrainte et ne s’est évidemment à aucun moment vu empêcher de communiquer avec son entourage. » Mais pour Chloé Chalot, son avocate, « si on veut faire des saisies pour de bonnes raisons, on va voir la personne pour lui expliquer. Sinon, c’est une violence considérable. Le processus est violent en lui-même pour la victime ».

 

Plus d’un mois plus tard, Delphine trouve qu’Alix va bien et a le moral. « Ça m’aide beaucoup. » Mais le souvenir de Sainte-Soline laisse une marque brûlante : « Après l’action, je me suis dit qu’on savait déjà que l’État nous tue en ne faisant rien pour le climat. Et là, j’ai eu l’impression de voir une tentative de meurtre. Je me suis dit : ils veulent nous assassiner. Et j’ai eu l’impression qu’ils voulaient nous faire vivre une défaite. » Le parquet de Rennes appelle les témoins directs à se faire connaître pour verser leur récit à la procédure. L’enquête judiciaire concernant Alix devrait encore durer plusieurs mois.