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Un recours devant le Conseil d’État pour stopper l’envol des drones

Le 19 avril était publié le décret autorisant les forces de l’ordre à déployer des drones équipés de caméras. Depuis, ceux-ci sont utilisés pour surveiller des manifestations, des rodéos urbains, l’arrivée de migrants à la frontière franco-italienne ou les délinquants d’un quartier de Nice. Le Conseil d’État examine un référé demandant sa suspension.

Jérôme Hourdeaux

16 mai 2023 à 17h21

 

 

Moins d’un mois après la légalisation de leur usage par les forces de l’ordre, les drones sont au cœur d’une bataille juridique opposant, d’un côté, les défenseurs des libertés publiques demandant leur interdiction et, de l’autre, le ministère de l’intérieur qui en use massivement et envisage déjà de les équiper de nouvelles fonctionnalités.

 

Symbole du bras de fer en cours, le Conseil d’État se penche mardi 16 mai sur un référé visant à obtenir la suspension du décret du 19 avril dernier autorisant l’usage des drones et déposé par l’Association de défenses des libertés constitutionnelles (Adelico) et le professeur de droit public Paul Cassia, lesquels multiplient depuis un mois les procédures à chaque déploiement.

 

Dans le cadre de cette procédure, le ministère de l’intérieur a fourni au Conseil d’État plusieurs éléments, dont des « retours d’expérience » vantant l’efficacité des drones déployés lors des différentes manifestations, et que Mediapart a pu consulter.

 

Dans le bilan de la surveillance de la manifestation parisienne du 1er Mai, la direction de l’ordre public et de la circulation de la préfecture de police va plus loin et avance « des perspectives d’amélioration intéressantes », envisageant d’équiper les drones « d’un haut-parleur », « d’un diffuseur de produit marquant codé » ou encore « d’une lampe à forte puissance ».

 

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Le drone de la police lors de la manifestation du 1er Mai 2023 à Dijon. © Photo JC Tardivon / Maxppp

Cet empressement du ministère de l’intérieur contraste avec le flou ayant entouré jusqu’à il y a encore peu de temps les pratiques des forces de l’ordre en la matière. Comme le rappelle La Quadrature du Net, les drones ont en effet été longtemps utilisés hors de tout cadre légal. L’association de défense des libertés numériques, qui s’est jointe au recours, avait même obtenu l’interdiction de leur utilisation par le Conseil d’État au mois de décembre 2020, entraînant la condamnation du ministère de l’intérieur par la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil).

 

Le gouvernement avait tenté de régulariser sa situation lors du vote de la loi « sécurité globale » du 25 mai 2021. Mais les articles relatifs aux drones avaient dans la foulée été censurés par le Conseil constitutionnel, et ce dû aux trop faibles garanties apportées au regard des libertés individuelles mises en jeu.

Le gouvernement avait très vite revu sa copie et intégré un nouveau cadre légal de l’utilisation des drones à la loi « responsabilité pénale et sécurité intérieure » adoptée le 18 novembre 2021. Le Conseil constitutionnel avait cette fois validé le dispositif mais celui-ci nécessitait encore la prise d’un décret fixant ses conditions d’application concrètes.

 

Celui-ci a finalement été publié le 19 avril dernier. Il fixe six finalités autorisant les forces de l’ordre à recourir à « des dispositifs de captation installés sur des aéronefs » : « la prévention des atteintes à la sécurité des personnes et des biens dans des lieux particulièrement exposés », « la sécurité des rassemblements de personnes sur la voie publique », « la prévention d’acte de terrorisme », « la régulation des flux de transport », « la surveillance des frontières, en vue de lutter contre leur franchissement irrégulier » et « le secours aux personnes ».

Chaque utilisation de drones doit en outre faire l’objet d’une demande du service concerné et être autorisée par un arrêté préfectoral. Et depuis la publication du décret du 19 avril, les arrêtés autorisant l’usage de drones se sont multipliés.

 

Le « black bloc » mieux suivi.

 

Ils ont ainsi été déployés durant plusieurs manifestations du 1er Mai, notamment à Paris où trois appareils ont surveillé le cortège. Dans le bilan joint à la procédure par le ministère de l’intérieur, la préfecture de police se félicite par ailleurs de l’efficacité de cette surveillance aérienne qui a permis, selon elle, de mieux repérer les mouvements de foule, et ainsi de répartir idéalement les forces de l’ordre sur le terrain.

La vue aérienne offerte par les drones présente également certains avantages liés aux pratiques de certains manifestants, notamment ceux participant au fameux « black bloc ». « L’observation, en hauteur, rend encore plus aisée l’identification des membres de ces groupes dans la mesure où ils arborent tous la même tenue noire », écrit ainsi la préfecture. De même, « la visualisation des usages de fumigènes (signes quasi systématiques de préparation d’actions violentes) améliore l’anticipation des placements des unités et, partant, de prévenir les violences ou dégradations », explique-t-elle encore.

 

Outre la surveillance des manifestations un peu partout en France, les drones ont également été mobilisés pour d’autres occasions, notamment dans les Alpes-Maritimes. Le 9 mai, la préfecture a ainsi autorisé le déploiement pour une durée de trois mois d’un drone dans le quartier des Moulins à Nice « au titre de la prévention des atteintes à la sécurité des personnes et des biens ».

 

Le lendemain, le préfet des Alpes-Maritimes prenait un nouvel arrêté autorisant, toujours pour trois mois, l’usage de deux drones pour surveiller les sentiers pédestres situés sur une partie de la frontière franco-italienne « au titre de la surveillance des frontières ».

 

Et lundi 15 mai, un nouvel arrêté a autorisé le déploiement de drones à Cannes pour la durée du festival international du film, du 16 au 27 mai.

En Eure-et-Loir, c’est pour lutter contre les rodéos urbains que le préfet a autorisé, le 29 avril, l’usage pour une durée de trois mois d’un drone sur les territoires des communes de Mainvilliers, Lucé, Chartres et Dreux.

Des arrêtés contestés.

 

Face à cette prolifération d’arrêtés, de nombreux recours ont été déposés par les associations de défense des libertés, que ce soit l’Adelico ou des associations locales, parfois avec succès. Ce fut notamment le cas, lorsque le préfet de l’Eure a pris un arrêté autorisant l’envoi de drones pour surveiller le festival Des bâtons dans les routes, organisé du 5 au 8 mai par un collectif d’associations de défense de l’environnement pour protester contre un projet autoroutier de contournement de Rouen.

Saisi en référé, le tribunal administratif soulignait que le festival se présentait comme un évènement « à la fois familial, festif, naturaliste, instructif et déterminé », le site internet précisant « que les familles et enfants y [étaient] bienvenus ».

 

Dans son arrêté, le préfet brandissait la menace d’affrontements semblables à ceux des 25 et 26 mars lors de la mobilisation contre le projet de mégabassine de Sainte-Soline, arguant de la présence du mouvement Les Soulèvements de la Terre parmi les coorganisateurs du festival. Mais le tribunal administratif a estimé que cette seule présence « ne suffit pas à caractériser la possibilité de survenue de troubles graves à l’ordre public ».

La possibilité pour les forces de l’ordre d’utiliser des drones n’est autorisée « que pour les rassemblements susceptibles d’entraîner des troubles graves à l’ordre public et non à titre préventif pour tout rassemblement », poursuivait le jugement avant d’annuler l’arrêté.

 

Dans son recours contre le décret du 19 avril examiné par le Conseil d’État, l’avocat de l’Adelico et de Paul Cassia, Me Jean-Baptiste Soufron, attaque de son côté l’absence de publication de « doctrine d’emploi » des drones et le caractère trop vague du décret.

 

L’article L242-8 du Code de la sécurité intérieure, inséré dans le chapitre consacré aux drones, dispose en effet que « les modalités d’application du présent chapitre et d’utilisation des données collectées sont précisées par décret en Conseil d’État ». Or, pour préciser ces points, le gouvernement a choisi de passer par la diffusion de « doctrines d’emploi », des documents internes à chaque service et, jusqu’à présent, non rendus publics.

La « doctrine d’emploi » de la police nationale.

 

Mediapart s’est procuré la « doctrine d’emploi » envoyée par le directeur de la police nationale le 20 avril dernier. Ce document de 19 pages précise tout d’abord le cadre juridique et la procédure à suivre pour demander une autorisation préfectorale de déploiement. Il fixe ensuite les règles d’utilisation comme les conditions de transmission en temps réel ou d’enregistrement des images.

 

Les images doivent être stockées de manière sécurisée, avec un accès contrôlé, et doivent être effacées au bout de sept jours « à compter de la fin du déploiement hors procédure administrative, disciplinaire ou judiciaire ». Alors que les drones ne doivent pas, en théorie, filmer l’intérieur ou les entrées des habitations, si des images sont tout de même captées, celles-ci devront être supprimées dans les quarante-huit heures.

 

Une extraction des images n’est possible qu’en cas de signalement d’une infraction et d’ouverture d’une procédure administrative, disciplinaire ou judiciaire. La « doctrine d’emploi » prévoit encore un « droit d’accès, de rectification, de limitation et d’effacement des enregistrements » au bénéfice de toute personne pensant avoir été filmée. Celui-ci est cependant limité lorsqu’il peut avoir comme conséquence « de gêner des enquêtes, des recherches ou des procédures », « de porter atteinte à la sécurité publique » ou « à la sécurité nationale ».

Le problème de ces « doctrines d’emploi », pointe le recours, c’est qu’elles sont des documents internes « dont il n’est pas possible à ce stade de déterminer la nature et la valeur juridiques ». En outre, elles échappent à « l’examen préalable de légalité inhérent aux décrets en Conseil d’État, ainsi que sans avis préalable de la Cnil », conditions pourtant exigées par l’article L242-8 du Code la sécurité intérieure.

 

« Les drones ont une capacité de visualisation sur un rayon de 600 mètres. La taille des cartes mémoires embarquées est de 200 Go, soit environ 50 DVD, ajoute l’un des mémoires des requérants. Il est donc fondamental que l’usage des drones soit encadré par les textes de la manière la plus pointilleuse possible, de façon prévisible pour les administrés, ne laissant quasiment aucune marge de manœuvre opérationnelle aux préfets, comme l’exige le droit de l’Union européenne. »

 

« Les six finalités toutes vagues et imprécises, et leur agrégation, permettent en réalité l’usage des caméras aéroportées dans tout type de situation où un risque classique de trouble à l’ordre public est susceptible d’être commis, ou lorsqu’il existe un risque pour la sécurité des personnes et des biens, et cela le cas échéant pour une durée de trois mois renouvelable », estime Me Soufron.

 

« D’ores et déjà, ainsi qu’il ressort des écritures en défense, la préfecture de police réclame la possibilité de diffuser des produits marquant par drones, avertit encore le recours. Ensuite vont se déployer des outils de reconnaissance faciale permettant d’individualiser, de reconnaître et de suivre dans la durée les personnes filmées par les caméras. »

Le Conseil d’État devrait rendre sa décision dans les jours à venir.