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Démolir des logements pour rénover la ville : un modèle obsolète

À Pantin, la destruction programmée d’un immeuble HLM au motif d’« améliorer le cadre de vie » provoque la colère des habitants. La démolition comme outil privilégié par l’ANRU pour rénover les quartiers populaires est de plus en plus remise en question pour son coût social et écologique.

Lucie Delaporte

21 mai 2023 à 10h16

 

«L’amélioration du cadre de vie des habitants de l’îlot 27 est un engagement fort de la ville de Pantin. […] Pour être mené à bien avec le soutien de l’ANRU [Agence nationale pour la rénovation urbaine – ndlr] ce projet prévoit la démolition de la cage d’escalier du 31 rue Auger dont vous êtes locataires. »

Chahrazed, comme la plupart des locataires, a dû relire plusieurs fois ce courrier déposé dans sa boîte aux lettres, et le troisième paragraphe, pour bien comprendre. De but en blanc, la ville de Pantin (Seine-Saint-Denis) leur annonçait que leur petit immeuble HLM de vingt-trois logements, en parfait état, allait être détruit pour « l’amélioration du cadre de vie des habitants ».

Situé face aux ateliers Hermès, entreprise qui a racheté de nombreux immeubles dans cette partie de Pantin collée à Paris, l’immeuble HLM de logements très sociaux fait partie d’un ensemble dessiné par l’architecte Denis Honegger autour d’une dalle. Selon les plans de la ville et de l’ANRU, il doit être remplacé par une circulation verte, plantée de quelques arbres, la dalle étant détruite pour permettre un axe de circulation. La Convention de l’ANRU qu’a pu consulter Mediapart évoque « un désenclavement ambitieux » grâce au « repositionnement des équipements ».

 

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L'immeuble du 31 rue Auger promis à la démolition, face aux ateliers Hermès © Lucie Delaporte

Si quitter son logement pour démolition est souvent très difficile, même lorsqu’il s’agit d’une barre HLM dégradée, c’est d’autant plus douloureux quand l’immeuble est en parfait état, avec de beaux logements traversants, et dans un quartier attractif. « Ils veulent nous faire passer pour de l’habitat insalubre comme l’a écrit une brochure de la mairie mais c’est faux », s’insurge un locataire déterminé, comme la majorité, à rester dans son logement. « On fait tache », lance sa voisine, encore sous le choc de l’annonce.

Dans cette partie déjà très gentrifiée de Pantin, tout proche de l’endroit où Chanel a installé il y a dix ans son département de recherche et développement, ces Pantinois ont le sentiment d’être de trop. « Vous avez payé votre logement pendant trente-sept ans et on vous met dehors comme ça », souffle une habitante qui égrène tous les aménagements réalisés à ses frais dans son appartement. « Comme on n’est pas propriétaire, ils pensent qu’ils peuvent nous déplacer comme des pions. » Elle se désole pour sa voisine de 86 ans à qui on demande brutalement de plier bagage.

En 2017, la mairie avait déjà proposé la démolition d’une autre partie de cet ensemble HLM, propriété de Pantin Habitat, qui concernait soixante logements puis avait dû renoncer devant la bronca des habitants.

« Il y a quatre mille demandes de logement par an en attente à Pantin. L’urgence n’est pas de détruire des logements sociaux en bon état, tance Caroline Andreani représentante CNL (Confédération nationale du logement) des locataires à Pantin Habitat. Rien que la destruction de l’immeuble va coûter 1,5 million d’euros. Vingt logements, c’est 10 % du quota de logements sociaux attribué chaque année ». Le projet de destruction de la dalle implique aussi la disparition de la petite école maternelle de la rue Auger. Un crève-cœur pour les parents du quartier. 

Malgré nos multiples relances, la Ville de Pantin, dirigée par le maire PS Bertrand Kern, n’a pas souhaité répondre à Mediapart sur le sens de ce projet, pas plus que le bailleur social Pantin Habitat.

Si ce projet de démolition à Pantin est minuscule à l’échelle des projets de l’ANRU, dotée de 12 milliards d’euros, il vient reposer la question de plus en plus prégnante des démolitions comme outils de rénovation urbaine. Au vu du coût écologique majeur de ces opérations, mais aussi du coût social de déplacer des habitants rarement demandeurs, faut-il encore détruire aussi systématiquement que par le passé ?

« Quand l’ANRU est créée en 2003, il y avait l’idée que le logement social massif était un stigmate qui collait aux habitants. Ils ont beaucoup démoli y compris des logements de bonne qualité », rappelle l’urbaniste Gwenaëlle d’Aboville, atterrée par « le gâchis » que représente une telle démolition. La destruction de l’immeuble de la rue Auger et de la dalle attenante correspond pour elle à un dogme « anti-dalle, partagé par de nombreux urbanistes, relayé par l’ANRU alors que certaines fonctionnent bien ».

 

L’impératif de sobriété s’applique aussi à l’urbanisme

Interrogée sur cette opération, la directrice générale de l’ANRU, Anne-Claire Mialot, défend le projet dans sa globalité : « Je ne pense pas qu’on puisse dire que l’îlot 27 fonctionne bien. Il y a une école avec une cour minuscule. En termes de circulation, d’usage des équipements, il y a mieux à faire. » « Les collectivités sont porteuses de projet. Si elles ne veulent pas démolir, elles présentent un projet où il n’y a pas de démolition. »

Elle souligne que ce projet a été, comme tous les projets de rénovation urbaine financés par l’ANRU, co-construit avec la ville et que de nombreuses études préalables ont été réalisées. « Nous intervenons pour faire de la déségrégation et traiter les dysfonctionnements urbains : les barres trop longues, l’urbanisme de dalle. Les dalles ne sont sans doute pas la meilleure invention de notre histoire urbaine », ironise la directrice générale de l’ANRU en soulignant les problèmes d’infiltration d’eau, de circulation et l’impossibilité de planter des arbres propres à ce type d’équipement.

Elle assure aussi que l’impératif de sobriété, y compris dans l’urbanisme, n’a pas échappé à l’agence créée il y a vingt ans sous l’impulsion du ministre Jean-Louis Borloo. Le BTP est responsable de la majorité des déchets produits chaque année en France. Mais Anne-Claire Mialot souligne que l’ANRU démolit beaucoup moins que par le passé, et plus aussi systématiquement.

Au lancement du NPNRU (le Nouveau Programme national de renouvellement urbain) en 2014, l’agence finançait 160 000 démolitions de logements contre 100 000 aujourd’hui. « On détruit des logements lorsque c’est nécessaire avec le principe de “1 pour 1”, c’est-à-dire une reconstruction de ce qui est détruit à condition que ce ne soit pas dans un quartier politique de la ville car l’objectif de l’agence est de renforcer la mixité sociale », explique-t-elle.
« Aujourd’hui, on constate que les élus veulent des programmes moins démolisseurs. Il y a une tendance à être plus sur de la démolition sélective. »

La destruction du petit immeuble de Pantin lui paraît s’inscrire exactement dans ce type de « démolition sélective ». De fait, le cas pantinois n’est rien par rapport à la démolition en cours de « la muraille de Chine » à Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme), une barre de 320 mètres de long qui séparait le quartier Saint-Jacques de la ville ou l’immense tour d’Assas à Montpellier (Hérault).

Pour le sociologue Renaud Epstein, spécialiste des politiques de rénovation urbaine, « le modèle n’a que partiellement évolué. Mais on s’est rendu compte que la démolition coûtait cher, que les maires se heurtaient souvent à la résistance des habitants qu’il fallait par ailleurs reloger ».

Il rappelle que jusqu’aux années 2010-2011, l’ANRU mettait la pression pour que les villes démolissent au maximum : « L’incitation financière était très forte avec des taux de financement beaucoup plus importants pour la démolition que pour la réhabilitation. En transformant la forme urbaine, on espérait changer la population. La démolition est alors vue par l’ANRU comme le principal levier pour atteindre l’objectif de mixité sociale. »

 

Une frénésie démolisseuse souvent basée sur des préjugés

Les explosifs et les pelleteuses servent alors à casser « les ghettos » et disperser les populations précaires. Mais le coût écologique de ces destructions massives est une question absente chez les décideurs publics. Pour Christine Leconte, présidente de l’Ordre des architectes et autrice avec Sylvain Grisot de Réparons la ville (éditions Apogée, 2022), il impose aujourd’hui de revoir ce réflexe de la rénovation urbaine en vogue depuis vingt ans.

« Il y a une facilité à la démolition mais il faut en sortir », assure-t-elle, rappelant une équation simple : construire un immeuble nécessite soixante-dix fois plus de matériaux et produit cinq fois plus de gaz à effet de serre qu’une réhabilitation.

Mais les habitudes des élus, des promoteurs et du BTP ont la vie dure. « Le modèle démolition-reconstruction en neuf est évidemment plus simple que la réhabilitation, souligne Christine Leconte. C’est standardisé, on maîtrise tout le processus. Réhabiliter comporte plus de risques, cela demande aussi des études plus fines car les architectes vont devoir composer avec l’existant. »

Comme de plus en plus d’acteurs de l’urbanisme, elle rappelle que ce modèle démolisseur va pourtant se heurter au manque de ressources. L’eau et le sable nécessaire au béton dont la consommation dans le monde a doublé depuis dix ans. « La puissance publique doit parfois mettre de l’argent dans la matière grise pour limiter le gâchis de matière première. »

La frénésie démolisseuse, relève-t-elle, tient aussi parfois du préjugé. « La démolition vient souvent d’un imaginaire collectif qui associe le mal-logement avec tel ou tel type de bâtiment. Mais il faut se sortir cela de la tête. Il y a des tours, des barres qui dans certains quartiers où ne se concentrent pas les difficultés sociales fonctionnent très bien. »

Si la tendance des vingt-trente dernières années a été à banaliser l’architecture des logements sociaux en évitant les constructions massives et les quartiers monotypes, rayer de la carte des bâtiments emblématiques d’une certaine époque est parfois aberrant. « On prend conscience qu’on a un héritage architectural dans ces quartiers », relève-t-elle.

Lauréats du prix Pritzker en 2021, « le prix Nobel de l’architecture », les architectes Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal qui ont notamment réalisé la réhabilitation de la tour Bois-le-Prêtre à Paris, expliquent depuis longtemps que détruire c’est gaspiller. Leurs réalisations viennent démontrer qu’à partir d’un travail sur mesure, un bâti sans qualité peut connaître une nouvelle vie. Leur reconnaissance internationale fait beaucoup pour faire évoluer les mentalités des acteurs.

L’argument du plus grand confort des habitants n’est pas toujours pertinent pour justifier les démolitions. « Dans les opérations ANRU parfois les habitants disent qu’ils étaient mieux dans leur ancien logement car les normes aujourd’hui sont à des appartements plus petits », relève Christine Leconte.

Il ne faut pas tout patrimonialiser.

Le sociologue Renaud Epstein

Après un premier échec à démolir une autre partie de l’ensemble HLM de la rue Auger, le maire de Pantin, qui semble avoir changé d’avis, avait d’ailleurs reconnu qu’« on ne fait pas le bonheur des gens contre leur volonté ».

Le coût social que représentent ces opérations, avec des habitants souvent très attachés à leurs quartiers, commence à être évalué. « Démolir des immeubles, c’est aussi démolir des bouts de vie où les gens ont vécu », rappelle Christine Leconte.

Le rapport du CNR logement consacré à la thématique « faire du logement l’avant-garde de la transition écologique » proposait ainsi « d’accompagner le changement de modèle économique des acteurs pour encourager plus de réhabilitation du patrimoine bâti et moins de démolition ».
Faut-il tendre, pour autant, vers un objectif de zéro démolition ? La question divise encore fortement. « La réhabilitation d’un bâtiment n’est pas toujours possible. Quand on en arrive à des budgets de 175 000 euros par logement pour un résultat qui sera médiocre, cela ne vaut pas la peine », avance la directrice générale de l’ANRU.

Elle souligne qu’à Pantin, lors d’un travail sur les Courtillières, un grand ensemble dessiné par l’architecte Émile Aillaud, les destructions ont été limitées à quelques éléments pour pouvoir désenclaver le quartier en faisant passer une ligne de bus.

La médiocrité de certaines constructions rend certaines réhabilitations quasi impossibles. L’ANRU, qui ne pratique plus les démolitions à l’explosif mais opère par « grignotage », affirme aussi aller au maximum vers le recyclage et le réemploi des matériaux issus des destructions.

« Il ne faut pas tout patrimonialiser. Certains immeubles ne le méritent pas. Quand ils sont situés à dix mètres d’une autoroute, il est difficile d’imaginer une bonne réhabilitation, assure aussi Renaud Epstein. Dire on ne démolit plus rien c’est intéressant parce que cela oblige à se poser des questions. Mais opérationnellement, cela n’est pas tenable. »