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Némésis, ces féministes identitaires au service du « camp national »

Ces militantes d’extrême droite ont piégé le ministre de l’éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, au soir du second tour en diffusant une photo à ses côtés. Un nouveau coup d’éclat pour ce groupe qui prétend défendre la cause des femmes en ciblant les hommes d’origine étrangère. 

Sarah Benichou

27 avril 2022 à 13h11

 

Némésis a piégé Jean-Michel Blanquer. Photographié entouré des militantes d’extrême droite « féminines et féministes » sur le Champ-de-Mars à Paris lors de la soirée de célébration de la victoire d’Emmanuel Macron dimanche 24 avril, le ministre a dénoncé deux jours plus tard une « grossière manipulation ». En quête permanente de médiatisation, ce collectif, composé exclusivement de femmes et né à l’automne 2019, a multiplié les happenings lors de la campagne présidentielle.

© Collectif NEMESIS

Le 20 mars à Paris, elles déroulaient une banderole à l’arrivée de la marche pour la Sixième République : « Mélenchon avait raison : voile = soumission ». Quelques semaines plus tôt les militantes scandaient « Valérie [Pécresse – ndlr] traitresse ! », et dénonçaient « l’islamo-droitisme » de la candidate Les Républicains lors de son meeting au Zénith de Paris.

 

Avant d’appeler à voter pour Marine Le Pen au second tour, Némésis a revendiqué son « indépendance politique ». Le soutien à l’une ou l’autre des candidats d’extrême droite aurait fragilisé ce groupuscule dont le cœur des militantes ne battait pas à l’unisson.

 

Sa présidente Alice Cordier s’est en effet régulièrement affichée en compagnie de militant·es du cercle proche du candidat de Reconquête et Éric Zemmour a repris mot pour mot des éléments de langage de ces « féministes identitaires ». Mais une autre fondatrice du collectif, qui conserve son anonymat sur les réseaux sociaux, accompagnait la candidate du Rassemblement national sur les plateaux de télévision, son profil LinkedIn (depuis supprimé) indiquant qu’elle avait été embauchée par l’Association de financement électoral de Marine Le Pen en février 2022.

 

Adossé à l’association « Féminines&Féministes » créée en mars 2021, ce collectif ne doit pas son audience à son poids numérique. Revendiquant entre deux cents et trois cents adhérentes mais peinant à rassembler plus d’une quarantaine de militantes deux fois par an pour un happening, les « féministes identitaires » sont loin du mouvement de masse. La petite trentaine de « sections » qui s’affichent sur Instagram dépassent rarement les mille abonné·es, les mêmes comptes suivant les différents groupes. Seule Alice Cordier, présidente du collectif, dépasse les vingt mille followers sur le réseau social, douze mille sur Twitter.

 

Mais depuis les rangs de Reconquête jusqu’à l’entourage de Marine Le Pen, en passant par le réseau des catholiques « identitaires et enracinés » d’Academia Christiana, la fondation Polémia de Jean-Yves Le Gallou ou encore le magazine L’Incorrect, ces « féministes identitaires » sont écoutées, matériellement soutenues, mises en avant, parfois même embauchées ou propulsées sur le devant de la scène médiatique financée ou influencée par les extrêmes droites.

 

Une enquête ouverte pour « provocation à la haine raciale »

Islamophobie, suprémacisme blanc, dénonciation d’un prétendu « grand remplacement » ou d’une violence sexiste particulière qui serait exercée par les réfugiés afghans : depuis deux ans, les « féministes identitaires » déclinent sous tous les angles ce que la sociologue Christelle Hamel a appelé, dès 2005, la « racialisation du sexisme ».

Némésis fait actuellement l’objet d’une enquête ouverte à la suite d’un signalement auprès du procureur de la République de Paris par l’association SOS Racisme pour « diffamation à caractère racial » et « provocation à la haine raciale » : une de leur affiche, barrée du slogan « Rapefugees not welcome » (« rape » signifie viol en anglais et « refugees », réfugiés) met en scène une jeune femme blonde poursuivie par deux hommes, l’un noir, l’autre portant la barbe et des vêtements censés le désigner comme musulman. 

En octobre 2021, Alice Cordier, n’hésitait pas à affirmer au micro du site Boulevard Voltaire : « S’il y a une surreprésentation des personnes issues de l’immigration [parmi les auteurs de violences sexistes et sexuelles] j’en suis la première désolée. Mais c’est le cas. »

 

Némésis prétend s’appuyer sur des « chiffres du ministère de l’intérieur » pour asseoir sa théorie. Après avoir affirmé pendant des mois que « 52 % des viols [étaient] commis par des étrangers en Île-de-France » - chiffre repris par Marine Le Pen et démenti dans la presse par les auteurs mêmes de l’étude - les militantes affirment maintenant que « 63% des agressions dans les transports parisiens [seraient] le fait d’étrangers ».

Issus du bulletin d’Interstat « Les vols et violences dans les réseaux de transports en commun en 2019 », du ministère de l’intérieur, ces chiffres sont à prendre avec précaution. Ils « ne décrivent rien d’autre que le comportement de l’institution observée », tranche Marylène Lieber, sociologue du genre et membre du comité d’orientation de la grande enquête de référence, « Violences et rapports de genre (VIRAGE) », réalisée par l’Ined en 2015. « Obtenues à partir de l’étude des profils des personnes “mises en cause”, ces statistiques disent qui est arrêté suite à une plainte que les agents ont accepté d’enregistrer et non qui serait coupable et, encore moins, en quelle proportion vis-à-vis de l’ensemble des auteurs de faits de violences sexuelles dans l’espace public », poursuit-elle avant de rappeler qu’« en matière de violences sexuelles, les plaintes déposées constituent une base d’analyse extrêmement limitée ».

 

Selon le rapport d’enquête « Cadre de vie et sécurité 2019 » - lui aussi réalisé par Interstat - seules 12% des victimes de « violences sexuelles hors ménage » ont déposé plainte entre 2011 et 2018.

 

« Défendre » les frontières

Selon Sara Farris, sociologue britannique qui a façonné le concept, le « fémo-nationalisme » se caractérise par « l’exploitation des thèmes féministes dans les campagnes anti-islam [et anti-immigration et] la stigmatisation des hommes musulmans en vertu de l’égalité de genres ». Opposant un « Occident chrétien », supposément menacé, à un « Orient musulman », supposément menaçant, et brandissant l’égalité des droits entre les femmes et les hommes en élément constitutif de cette supposée frontière, Némésis se place dans cette perspective. Cette approche implique ce que la sociologue Kaoutar Harchi appelle la « surqualification sexiste » des hommes racisés, en miroir de laquelle apparaît une sous-qualification sexiste des hommes blancs.

 

Plébiscitant les thèses de Julien Rochedy, ancien président du Front national de la jeunesse, Alice Cordier affirme régulièrement l’existence d’une complémentarité supposée « naturelle » entre les hommes et les femmes et se place en défense d’une « virilité [européenne] » qui serait en déclin.

 

Sur le plateau de Cyril Hanouna le 2 novembre 2021, elle dénonce l’existence de « lobbys [LGBT] » qui feraient œuvre de « propagande ». La militante déclare envisager « casser [sa] télé » si jamais ses futurs enfants étaient invités à visionner Il est elle, un téléfilm diffusé par TF1 la veille, mettant en scène le coming out trans d’une petite fille à ses parents.

 

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Des militants d'extrême droite entourent les militantes de Némésis le 20 novembre 2021 dans la manifestation Nous Toutes à Paris © Capture d'écran du compte Twitter du journaliste Pierre Tremblay

La complémentarité femmes-hommes prônée en théorie par Némésis est mise en pratique sur le terrain de la violence politique. Les hommes sont invités à les « protéger » en organisant « leur sécurité » lors de leurs actions en marge des manifestations : chaque happening de Némésis peut, ainsi, devenir une opportunité d’attaque de rue contre des manifestant·es, tradition historique des groupes d’extrême droite.

 

Une communication politique maîtrisée

Nées autour de l’an 2000, les militantes de Némésis manient les réseaux sociaux et leur image publique avec aisance et stratégie. L’activisme virtuel et la communication via Instagram ou Twitter tiennent une place majeure dans le « féministe identitaire ».

 

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Alice Cordier avec le GLOCK CR223 et un sweat Reliqua © Capture d'écran

Entre deux visuels sur la Saint-Valentin, la tendresse et le soutien des hommes ou la participation à la campagne « Octobre rose » contre le cancer du sein, les porte-parole du collectif diffusent aussi des vidéos et des photos d’elles apprenant à manier des armes à feu dans un club de tir ou posant avec une arme automatique. 

Les militantes ne cachent pas leur fascination pour la violence militaire, les sports de combat et font également montre d’un penchant certain pour l’esthétique de la violence de rue.

Alice Cordier organise aussi régulièrement des séances photo dont elle est le sujet, alimentant son profil Instagram de portraits à son avantage ou jouant l’influenceuse en arborant des vêtements de marques identitaires. Non rémunérés, ces partenariats montrent l’intégration de la militante au réseau de l’économie identitaire et la reconnaissance de son personnage politique par ce milieu.

La présidente diffuse également des photos d’elle en compagnie de personnalités d’extrême droite, telles que Jean-Marie Le Pen, Marion Maréchal, Thaïs d’Escufon, Julien Rochedy, Jean Messiha,ou encore Jean-Yves Le Gallou.

Investir le mouvement social : une tradition historique de l’extrême droite française

« Alter-féminisme », « contre-féminisme », « féminisme intégral », « féminisme de droite », « féminisme identitaire », « féminisme anticonformiste » ou « antiféminisme » : l’extrême droite cherche à se positionner sur le sujet depuis plusieurs années. Dans son dernier ouvrage, Les Nouvelles Femmes de droite (Hors d’atteinte, 2022), l’historienne et politiste Magali Della Sudda, explique que ces questionnements se sont accélérés dans le contexte du mouvement #MeToo alors que le phénomène s’était réactivé au sein des mobilisations contre l’égalité d’accès au mariage et à la filiation pour toutes et tous à partir de 2013 (lire notre entretien).

 

Si l’identité « féministe » et son affirmation rencontre des résistances au sein d’une extrême droite où les droits des femmes et la lutte contre les violences sexistes ou sexuelles sont absents des agendas et programmes, la démarche activiste des militantes de Némésis semble bien avoir rencontré un écho positif dans la majorité des espaces politiques ou intellectuels du « camp national ».

Dans son étude, Magali Della Sudda rappelle une histoire qu’Alice Cordier connaît et mobilise pour convaincre ses pairs : en 1933, les ligues féminines d’extrême droite - liées aux organisations catholiques, nationalistes et royalistes - rassemblaient plus d’adhérentes que le Parti communiste français. Formée à l’activisme au sein de l’Action française, dont elle ne renie pas l’héritage et dont la charte graphique transparaît dans celle du collectif Némésis, Alice Cordier affirme régulièrement que « ni l’écologie, ni le féminisme ne sont de gauche » et plaide pour que l’extrême droite s’investisse dans les mouvements sociaux, pointant que cette démarche appartient à l’histoire de sa famille politique.

 

Une intégration ancienne à l’extrême droite et l’inscription dans un réseau

Parmi les membres de la première heure se trouvent d’autres jeunes femmes issues d’Action française et, certaines, engagées auprès de SOS Chrétiens d’Orient - ONG visée par une enquête pour complicité de crimes de guerre en Syrie. C’est le cas de Marie-Ange Durand, élue d’union des extrêmes droites à Elbeuf (Seine-Maritime) en 2020 (venant quant à elle de Debout la France) qui ne s’est éloignée de Némésis que pour se consacrer à développer le mouvement « Les Femmes avec Zemmour » à partir d’avril 2021.

En novembre 2019, une couronne de fleurs bleu-blanc-rouge sur la tête, une fondatrice de Némésis défile avec Alice Kerviel (véritable identité d’Alice Cordier, personnage public qui n’existe pas encore à cette date) « contre l’islamisation » à l’appel de Génération identitaire. Les deux jeunes femmes marchent parmi les membres parisiens de La Cocarde étudiante - organisation qui démantèle aujourd’hui les blocages étudiants.

À gorge déployée, sourire aux lèvres, la future présidente de Némésis crie le slogan phare de Génération identitaire « Jeunesse, Europe, reconquête ».

 

Cet automne-là, Alice Cordier n’est âgée que de 22 ans mais s’appuie déjà sur une solide formation politique. En plus du corpus royaliste et antisémite maurrassien d’Action française, quelques années plus tôt, la jeune femme a usé les bancs de l’Institut de formation politique (IFP). « Pouponnière de la droite et de l’extrême droite » selon la Lettre A, l’IFP produit des figures médiatiques et des cadres pour les droites radicales françaises depuis 2004. Marion Maréchal, Thaïs d’Escufon, Samuel Lafont ou encore Stanislas Rigault y ont participé.

 

L’avant-dernière semaine d’août 2019, Alice Cordier participait, à l’Institut de la Croix des vents, une école catholique hors contrat dans l’Orne, à l’université d’été Academia Christiana. Il s’agit d’un organisme qui entend « former les catholiques à la politique » et permet aux jeunes gens issus de divers groupes identitaires, nationalistes ou catholiques intégristes de se rencontrer chaque été afin de communier en latin et d’apprendre à se battre en armure avant de philosopher autour du dilemme « Discriminer ou disparaître ? ».

L’essayiste suprémaciste Renaud Camus, l’ancien cadre du front national Martial Bild, également directeur général et animateur vedette de la webtélé de référence à l’extrême droite « TV-Libertés » ou encore Béatrice Bourges, porte-parole du « Printemps français » - dont a accouché La Manif pour tous - font partie des intervenants permanents de la structure.

 

Coup d’envoi fin 2020 et ancrage en 2021

Peu à peu, les canaux de communication de l’extrême droite ont choisi de mettre Némésis sous le feu des projecteurs. Ainsi, le personnage d’Alice Cordier naît devant les caméras de TV-Libertés le 21 novembre 2020 lors du VIe « Forum de la dissidence » organisé par la fondation de Jean-Yves Le Gallou. Deux semaines plus tard, le magazine L’Incorrect, financé et animé par des proches de Marion Maréchal, consacre un portrait élogieux au collectif.

 

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Le 31 janvier 2021, d’autres leur emboîtent le pas : Valeurs actuelles, Russia Today et Boulevard Voltaire relaient et diffusent, parfois en direct, le happening que Némésis organise sur l’esplanade du Trocadéro. L’arrestation (cordiale) d’Alice Cordier sous l’œil de ces caméras lui permet d’étoffer son personnage et d’acquérir un statut symbolique d’héroïne du « camp national », obtenant le soutien de personnalités politiques de premier plan comme Gilbert Collard.

 

La jeune femme accumule alors les abonné·es sur ses réseaux sociaux. Le 20 avril, la chaîne C8 de Vincent Bolloré l’invite pour la première fois sur le plateau de « Touche pas à mon poste ». Devant près d’un million et demi de téléspectateurs, Cyril Hanouna la présente comme « féministe identitaire », sans plus de précision. Le 18 juin, sur le plateau des « Grandes Gueules » de RMC, c’est en tant que « militante associative » qu’Alice Cordier prend la parole pour exprimer ses « questionnements » quant à la dangerosité de la vaccination contre le Covid pour la fertilité des jeunes femmes.

 

Accédant à une audience bien plus large que la stricte extrême droite, Alice Cordier gagne encore en visibilité : elle devient « ambassadrice » d’une marque portugaise de vêtements de sport, qu’elle plébiscite car, contrairement à Adidas ou Nike, Prozis ne propose pas de hidjab de sport à la vente. Dès septembre 2021, C8 l’invite régulièrement sur le plateau des émissions produites par Cyril Hanouna.

 

Le 25 juin 2021, sélectionnée par Martial Bild aux côtés de trois autres personnalités pour dialoguer avec Marion Maréchal, invitée spéciale d’une interview événement de 90 minutes sur TVLibertés, Alice Cordier résume ses ambitions : « On profite que [les féministes issues de] la gauche s’écharpent entre elles pour monter une énième vague du féminisme et, on espère être la dernière. »