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Le dessalement de l’eau de mer en plein essor malgré son coût environnemental

Multipliée par cinq en vingt ans, la production d’eau dessalée est critiquée pour sa forte consommation d’énergie fossile et ses rejets polluants dans l’environnement marin.

Par Martine Valo

Publié aujourd’hui à 06h05, modifié à 08h26

 

 

Pipeline qui transporte l’eau de mer vers les filtres de la plus grande usine de dessalement en Europe, à Barcelone (Espagne), le 16 mai 2023. Pipeline qui transporte l’eau de mer vers les filtres de la plus grande usine de dessalement en Europe, à Barcelone (Espagne), le 16 mai 2023. EMILIO MORENATTI/AP

La Planète bleue cherche de l’eau douce. Alors que les ressources s’amenuisent dans les nappes souterraines et que la moitié des grands lacs déclinent, la demande mondiale grimpe d’environ 1 % par an. A l’origine de cette hausse continue : le changement climatique, la croissance démographique, la surconsommation, l’agriculture de plus en plus irriguée, l’industrie qui se développe. Pour répondre à ces besoins, le XXIe siècle s’est donc rabattu sur l’océan. Malgré une moindre qualité des eaux marines (fuites d’hydrocarbures, efflorescences d’algues, pollutions diverses…) et des conséquences environnementales encore à évaluer, la production d’eau dessalée a été multipliée par cinq en vingt ans.

Certaines régions en sont extrêmement dépendantes. Des usines fournissent ainsi 70 % de l’eau potable en Arabie saoudite, 90 % au Koweit, 42 % aux Emirats arabes unis… Les technologies sont désormais bien rodées : aspirer de grands volumes d’eau, en mer ou dans des sources saumâtres, les nettoyer de leurs déchets, les prétraiter, leur ôter leur sel en les chauffant ou en les filtrant à l’extrême, éventuellement en les reminéralisant à la fin du processus.

 

Selon les données 2022 de l’International Desalination Association, 22 800 usines de dessalement sont en mesure de fournir 110 millions de mètres cubes d’eau douce par jour ; en 2017, elles étaient 18 000, générant environ 97 millions de mètres cubes. Elles approvisionnent environ 300 millions de personnes en eau potable, mais alimentent aussi l’agriculture des pays arides, les industries minières, moyennant à peu près 1,5 litre prélevé pour obtenir 1 litre d’eau dessalée…

 

« Une demande très forte »

Au fur et à mesure que les niveaux et la qualité ont baissé dans les nappes phréatiques et les rivières, des unités de dessalement de toutes tailles se sont multipliées : des petites installées sur des îles confrontées à l’afflux d’estivants, comme à Santorin en Grèce, par exemple, à d’immenses infrastructures, comme sur le site Jebel Ali à Dubaï, qui peut fournir plus de 2 millions de mètres cubes par jour. Les constructions ont poussé tout autour de la Méditerranée, en Afrique, notamment du Sud, en Asie centrale et en Chine, sur la côte ouest des Etats-Unis, en Espagne. Même le Royaume-Uni s’est doté en 2014 d’une importante usine avec pour objectif d’approvisionner Londres grâce aux eaux saumâtres de la Tamise, et le pays envisage d’en construire de nouvelles.

« Il y a une demande très forte », reconnaît Vincent Caillaud, directeur de Veolia Water Technologies, l’un des géants du secteur qui a déjà travaillé à la réalisation de « 2 000 à 2 500 usines dans plus de cent pays ». « Le climat a une influence, observe-t-il. L’Australie, par exemple, a lancé plusieurs gros projets en 2005-2008 à la suite d’une sécheresse intense. Le pays n’en a pas eu besoin tout de suite car la pluie était revenue, mais a lancé depuis le fonctionnement de ces infrastructures. » 

Veolia serait sur le point de signer un contrat pour la construction d’une très grosse usine (environ 550 000 m3/j) à Abou Dhabi. Le groupe vient d’en finir une en Arabie saoudite, une autre au Bahreïn… Les champions du dessalement restent en effet les pays du golfe Persique. Le Proche-Orient – Afrique du nord y compris – représente encore près de la moitié de l’eau dessalée dans le monde, et les projets y sont légion. Ainsi l’Arabie saoudite annonce-t-elle vouloir passer d’une capacité de 5,6 millions de mètres cubes par jour à 8,5 millions de mètres cubes quotidiens en 2025.

Procédé énergivore

Si le stress hydrique compte beaucoup dans le développement historique de ce procédé dans le golfe Persique – des premières installations y fonctionnaient déjà dans les années 1950 –, les ressources locales en pétrole et en gaz ont aussi joué un rôle essentiel. Le dessalement est énergivore, ce n’est pas son moindre défaut.

Aussi les industriels travaillent depuis des années à réduire leurs besoins en énergie, qui représentent jusqu’à 50 % de leurs coûts de production. La technologie de l’osmose inverse, qui contraint les molécules d’eau à traverser sous pression des membranes extrêmement fines, a par conséquent été adoptée par la majorité des usines dans le monde, détrônant les anciens procédés thermiques de distillation-condensation. La première nécessite huit ou neuf fois moins d’énergie que les seconds et rejette une eau moins chaude. « La consommation des grosses usines qui s’élevait à 10 kWh pour produire 1 m³ d’eau dessalée dans les années 2000 est désormais de 2,7 à 3 kWh », souligne Vincent Caillaud. Il cite d’autres progrès, comme l’amélioration des matériaux, l’efficacité des prétraitements pour se débarrasser de tout ce qui pourrait colmater les membranes.

Le coût moyen d’un mètre cube, en nette baisse depuis dix ans, varie de moins de 50 centimes d’euro dans les installations géantes à moins de 1,20 euro pour les plus modestes. L’eau dessalée revient cependant deux fois plus cher que celle traitée dans une station d’épuration avant d’être réutilisée, et quatre fois plus que celle de rivière, selon Antoine Frérot, président de Veolia.

 

« Aujourd’hui, rien ne freine l’essor du dessalement. Le contexte inflationniste a, un peu, ralenti certains projets, mais rien de plus, observe Marc-Antoine Eyl-Mazzega, directeur du centre Energie & Climat de l’Institut français des relations internationales (IFRI). Car, depuis la pandémie de Covid, certains pays, notamment au Proche-Orient, veulent renforcer leur agriculture irriguée, l’industrie minière est demandeuse en Amérique du Sud, et partout la production d’hydrogène va nécessiter beaucoup d’eau… »

Les importantes émissions de gaz à effet de serre constituent la principale critique à l’égard de ce secteur : elles accélèrent le réchauffement climatique… qui augmente à son tour la demande en eau. Or, selon l’expert de l’IFRI, le dessalement va continuer à croître grâce aux énergies fossiles, plutôt qu’aux renouvelables, qui restent très minoritaires. Des installations photovoltaïques et éoliennes couplées pourraient pourtant être adaptées en bord de mer.

« Comme la climatisation ou le plastique, les usines de dessalement sont des bombes climatiques à venir, glisse-t-il. Malheureusement, quand il y a une forte demande, on a tendance à produire, produire, sans réfléchir à la gouvernance de l’eau ni aux pertes dans les canalisations. Après avoir longtemps subventionné l’eau sans compter, certains gouvernements commencent d’ailleurs à se dire que ce n’est pas tenable. » Dans une analyse publiée en septembre 2022 et cosignée avec Elise Cassignol, Marc-Antoine Eyl-Mazzega rapporte que dessaler 1 000 mètres cubes requiert l’équivalent d’environ 27 tonnes de pétrole.

Rejets de saumure en mer

« Le dessalement n’est pas une solution universelle, c’est le dernier recours après la réduction de la consommation, des fuites dans les réseaux… », estime aussi Maxime Therrillion, directeur commercial d’Osmosun. Cette entreprise d’une vingtaine de salariés, née en 2014 et aujourd’hui sur le point de faire son entrée en Bourse, a commencé par mettre au point des unités de dessalement équipées de panneaux photovoltaïques, sans batterie, destinées à des communautés rurales isolées. Elle compte depuis une soixantaine d’installations dans vingt-sept pays d’Afrique, d’Asie, de Polynésie, dont certaines à la fois solaires et reliées au réseau électrique, et s’efforce de minimiser leurs impacts sur l’environnement. Parmi ses projets du moment figure l’équipement de l’île volcanique de Brava au Cap-Vert, « une terre très reculée qui n’avait pas de source sécurisée jusqu’à présent ».

 

Son impact sur l’environnement marin constitue l’autre limite du dessalement. Les écosystèmes pâtissent des rejets de concentrat de sel, du déversement d’eau chauffée, des restes de substances détartrantes, antibactériennes, antimousses, antisalissure. En effet, tout ce qui résulte des opérations de prétraitement, de potabilisation, de l’entretien des canalisations, sans compter les résidus de métaux lourds dus à la corrosion des installations, est envoyé en mer. Or, jusqu’à présent, cette dimension n’est guère prise en compte lorsque se décide une nouvelle infrastructure.

En 2019, une équipe internationale d’universitaires alertait sur les rejets cumulés des usines de dessalement dans le monde, qui atteignaient alors 141,5 millions de mètres cubes de saumure par jour. Ces quantités phénoménales étaient largement sous-estimées jusque-là. Très élevées dans le golfe Persique, elles affectent la diffusion de la lumière et la circulation de l’oxygène dans la colonne d’eau.

D’autres chercheurs ont mesuré les kilos de cuivre – qui se bioaccumulent dans les poissons –, les tonnes de chlore et les produits contre le tartre rejetés ne serait-ce que dans la mer Rouge. Ont aussi été étudiés les dommages dus aux changements de salinité et de température sur des petits mollusques et autres organismes vivant sur les fonds marins autour de Chypre, sur des herbiers de posidonie en Méditerranée, sur des coraux, des macro-algues. Sans parler de l’aspiration de quantité de larves et autres organismes vivants pompés par les usines.

 

Importance de la sobriété

Rien de tout cela n’a pour l’heure suscité de levée de boucliers générale de la part des ONG. Peut-être parce qu’elles n’ont guère l’occasion de s’exprimer dans les régions du monde les plus adeptes de cette technologie. En Californie, cependant, après une quinzaine d’années de débats et malgré le soutien des élus, le projet de Huntington Beach, dans le comté d’Orange, destiné à pomper 401 millions de litres par jour, a finalement été repoussé en mai 2022, jugé trop polluant et trop cher pour les usagers modestes. Cet Etat compte une douzaine d’autres installations de dessalement.

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Enfin, l’accès à une eau apparemment sans limite incite à passer outre tout effort de sobriété. Asit K. Biswas, expert renommé de l’université de Glasgow, l’a souligné lors du congrès international organisé par la très importante Saline Water Conversion Corporation d’Arabie saoudite, à Ryad, en septembre 2022. Dans son discours (cosigné par Cecilia Tortajada et publié depuis dans l’International Journal of Water Resources Development), il a relevé que l’apport d’eau dessalée a propulsé la consommation moyenne dans la capitale d’Arabie saoudite de 289 litres par jour en 2009 à 357 litres par jour en 2017, selon les statistiques officielles.

Dans l’une des régions du globe les plus soumises au stress hydrique, les habitants de certaines villes du Golfe en utilisent 500 litres par jour en moyenne. Près de cinq fois plus qu’un citoyen danois ou plus de trois fois plus qu’un Français. Ainsi, en une cinquantaine d’années, ces citadins sont-ils passés « d’une utilisation très prudente et parcimonieuse de l’eau à une utilisation qui est devenue l’une des plus élevées au monde ».

Cette opulence ne peut pas être durable. « En fin de compte, dessalement ou pas, la consommation d’eau par habitant dans une grande partie du monde doit être considérablement réduite, les fuites du système d’approvisionnement doivent être sérieusement contrôlées et de l’énergie doit être produite à partir des eaux usées, explique Asit K. Biswas au Monde. Aucune de ces mesures ne fait l’objet d’une attention suffisante à l’heure actuelle. »

Martine Valo