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Face aux luttes écologistes, le retour de l’État barbouze

Des boîtiers GPS espions sous des voitures, des caméras de surveillance dissimulées devant des lieux de réunion : les activistes des réseaux Bassines non merci et des Soulèvements de la Terre sont confrontés à une offensive d’espionnage inédite.

Karl Laske et Jade Lindgaard

2 juin 2023 à 18h53

 

Cette espionnite n’a pas encore de nom. Seulement des cibles. Le 20 mars dernier, à Poitiers, Virgile* et Justine*, qui approvisionnent les cantines du mouvement contre les mégabassines, dont celle de Sainte-Soline (Deux-Sèvres), ont découvert des balises GPS fixées sous leurs voitures respectives. En février, une caméra est détectée dans une camionnette, positionnée devant l’entrée d’un local de réunion. En janvier, Julien Le Guet, animateur de Bassines non merci, a trouvé lui aussi un boîtier GPS sous son camion. En mars précédent, c’était une caméra qui avait été placée devant le domicile de son père. En octobre, deux autres caméras avaient été identifiées sur des poteaux électriques, à Dijon, devant des lieux de réunion (les Tanneries et les Lentillères).

Sur ce matériel, aucun indice. Et surtout pas l’adresse du ministère de l’intérieur. Mais personne ne doute qu’il provient d’un service de l’État. Le ministre Gérald Darmanin, qui a proclamé récemment que « plus aucune ZAD ne s’installera dans notre pays », comptait sur « la cellule Demeter », une force interservices pilotée par la gendarmerie et visant notamment à protéger « le milieu agricole » des « actions à caractère idéologique ». Saisi par les associations Pollinis, Générations futures et L214, le tribunal administratif a jugé en février 2022 que les actions politiques ne pouvaient pas entrer dans le périmètre d’intervention de la gendarmerie, l’activité de la cellule en tant que telle est pour l’instant gelée, mais le ministre a fait appel.

Contactés, ni le ministère de l’intérieur ni la gendarmerie n’ont commenté la mise au jour de ces dispositifs de surveillance.

Il y a eu une intrusion dans nos vies personnelles. Chaque déplacement de ma vie personnelle a été surveillé.

Justine, cantinière du mouvement, qui a découvert un traceur GPS sous sa voiture

À Poitiers, Virgile a trouvé un GPS complètement par hasard fixé sous son véhicule, une Dacia Logan. Il a communiqué à Mediapart des photos de ce traceur (voir ci-dessous). « J’avais un pneu crevé et j’ai vu un truc qui ne correspondait à rien sous ma voiture, raconte-t-il à Mediapart. Je n’étais pas certain que ça faisait partie du véhicule. Un fil dépassait et j’ai tiré dessus. » Virgile alerte le réseau et Justine découvre à son tour un boîtier espion sous sa voiture, une Clio 4. « Ce sont des voitures qui servent à transporter de la nourriture, du raisin, du jus de pomme, des produits paysans, pour les cantines du mouvement, explique-t-elle. Comment on peut faire une surveillance militaire sur des cantinières ? »

Les personnes chargées de « nourrir » les mobilisations, par des ravitaillements, d’organiser les cantines, ont donc été pistées. Justine a pris la mesure de la « barbouzerie ». « Il y a eu une intrusion dans nos vies personnelles, dénonce-t-elle. Chaque déplacement de ma vie personnelle a été surveillé. Alors qu’on ne fait que donner à nourrir et prendre soin de l’autre. » 

 

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L'un des traceurs GPS retrouvés à Poitiers, le 20 mars, sous une voiture chargée de la cantine du mouvement. © Document Mediapart

Questionné par Mediapart, le procureur de Niort, Julien Wattebled, a indiqué qu’il n’a « pas connaissance de [ces] éléments ».

« Sans sombrer dans la paranoïa, on peut craindre que ces deux derniers dispositifs [retrouvés à Poitiers – ndlr] ne soient pas les seuls outils de surveillance développés à notre encontre, réagit Benoît Feuillu, des Soulèvements de la Terre. Cela montre la débauche de moyens mis en œuvre par ce gouvernement au service de ceux qui assèchent les cours d’eau et bétonnent les terres. » Pour le porte-parole, « la connaissance de l’existence de ces dispositifs doit inviter toute personne qui veut combattre le ravage environnemental à étudier comment se protéger de ces intrusions dans son intimité et à œuvrer contre le traçage permanent de sa vie privée ».

Dans cette optique, Virgile et Justine avaient prévu de révéler vendredi 2 juin la découverte des GPS lors d’un meeting suivi d’une marche au flambeau à Poitiers. Le préfet de la Vienne Jean-Marie Girier a interdit ce rassemblement au motif de prévenir des troubles à l’ordre public. L’événement est néanmoins maintenu par les collectifs organisateurs qui se font le plaisir de tacler la puissance publique dans leur communiqué : « Merci au préfet Girier pour cette publicité inespérée ! »

 

Des traceurs GPS mais aussi des caméras

Le 21 février, à Poitiers encore, lors d’une réunion de Bassines non merci à la M3Q, une maison de quartier, plusieurs personnes remarquent un véhicule utilitaire garé devant la porte d’entrée du bâtiment. Ses vitres sont teintées, mais en s’approchant par l’arrière, elles aperçoivent une lumière LED clignoter à l’intérieur : il s’agit d’une caméra dont l’objectif est tourné vers le bâtiment – Mediapart a pu voir une photo de l’appareil et du véhicule.

En janvier, c’est une autre balise pistant le porte-parole de Bassines non merci, Julien Le Guet, qui est trouvée. Le militant laisse son camion en révision chez son garagiste, qui découvre un boîtier GPS sous l’essieu avant gauche du véhicule. Julien Le Guet révèle les faits lors d’une conférence de presse. Décrivant le « traceur GPS », il précise qu’il s’agit « d’un système aimanté qui peut se disposer facilement sous un camion ». « Ce traceur fonctionne encore à l’heure actuelle, à l’intérieur, il y a une carte SIM », précise-t-il.

 

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Le traceur GPS trouvé sous le camion de Julien Le Guet en 2022. © Photomontage Mediapart

Questionnée à l’époque, la préfecture justifie cette surveillance, sans toutefois en préciser le cadre légal. « Les antécédents de violence de Bassines non merci justifient une surveillance pour prévenir des troubles graves et généralisés aux biens, voire aux personnes », indique-t-elle, jugeant « normal [que] les services de police utilisent l’ensemble des moyens légaux à leur disposition, soit dans le cadre d’enquêtes, soit en prévention d’autres mouvements violents annoncés ».

« On ignore complètement dans quel cadre juridique ces balises ont été posées, commente l’avocat de Julien Le Guet, Me Pierre Huriet. On ne connaît pas de procédure ouverte qui ait pu servir de support à ces surveillances. Si c’est une information judiciaire, elle est secrète, et tant que personne n’est mis en examen, on n’en sait rien. »

C’était la deuxième fois que Julien Le Guet détectait un matériel destiné à l’espionner. En mars 2022, une caméra avait été découverte devant le domicile de son père. Celui-ci avait repéré un étrange reflet sous le feuillage alors qu’il promenait son chien. L’appareil était à moitié enterré, recouvert d’un filet de camouflage et de feuilles. Tournée vers l’entrée du domicile, elle devait pouvoir filmer les allées et venues des personnes qui s’y réunissaient régulièrement. « Les barbouzes ont été pris la main dans le sac », avait commenté le militant, en présentant la caméra aux médias. L’appareil, orientable, était muni de deux grosses batteries, fabriquées par un fournisseur du ministère de l’intérieur.

 

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La camionnette qui surveillait une réunion du collectif Bassines non merci le 21 février 2023, à Poitiers. Les militants l'ont recouverte d'affiches une fois la caméra débusquée. © Document Mediapart

Cette fois, la préfecture des Deux-Sèvres avait fait savoir qu’il s’agissait de « moyens de captation d’images appartenant à la police nationale » qui avaient été placés « à proximité d’un lieu de réunion du collectif BNM ». « L’installation a été déployée par les services de la police nationale afin de préparer la sécurisation de la manifestation des 25, 26 et 27 mars », reconnaissait la préfecture.

Placé en garde à vue, en mars dernier, pour son rôle dans les manifestations du 2 octobre et des 29 et 30 octobre 2022, Julien Le Guet est renvoyé au tribunal le 8 septembre prochain, mais aucun élément relatif à ces surveillances n’a été mentionné lors de l’enquête.

Le ministère de l’intérieur n’a pas relâché son attention le concernant. Selon un rapport de la Sous-direction de l’anticipation opérationnelle (SDAO), le service de renseignement de la gendarmerie – partie prenante de la cellule Demeter – était en mesure de localiser Julien Le Guet lors des préparatifs du rassemblement de Sainte-Soline. Il relevait que ce dernier était « présent à Lusignan » lors de l’arrivée du convoi de tracteurs. « Il a également été identifié dans le secteur à bord d’un véhicule en compagnie de N., leader des SLT », notait la SDAO.

 

Des surveillances contestées

La légalité de ces surveillances est censée être vérifiée soit par un juge des libertés et de la détention (JLD) – lorsqu’elles interviennent dans le cadre d’une procédure pénale –, soit par la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR), une autorité indépendante, lorsqu’elles sont effectuées par des services de renseignement (DGSI, DGSE, Renseignement territorial). Dans ce deuxième cas de figure, ces surveillances, dites administratives, sont soumises à l’accord des services du premier ministre, après contrôle par la CNCTR.

Selon les informations de La Lettre A, « un bras de fer » oppose précisément depuis plusieurs mois Gérald Darmanin et la première ministre Élisabeth Borne, au sujet de demandes de surveillance visant des « écologistes » dits « radicaux ». Matignon aurait en effet rejeté certaines demandes transmises par le ministère de l’intérieur après l’avis négatif de la CNCTR, les jugeant insuffisamment fondées. « L’opposition entre les deux institutions est surtout vive pour les demandes de sonorisation d’un lieu privé, de captation d’images ou d’aspiration des données d’un appareil électronique », relève la lettre d’information.

« La proportion de personnes surveillées en France au titre de “la prévention des violences collectives”, qui intègre les activistes écologistes, aurait presque doublé, passant de 2 100 individus en 2018 à plus de 3 500 aujourd’hui », a précisé La Lettre A.

La surveillance du mouvement écologiste par l’appareil d’État a été aussi mise en évidence par la fuite d’une note du Renseignement territorial, intitulée « Les Soulèvements de la Terre, vecteur de radicalité des luttes écologistes », dont la teneur a été révélée par Le Parisien, et que le site Lundi matin a publiée in extenso. Y figurent notamment les identités d’un certain nombre de personnes qui ne sont pas des porte-parole et ne sont pas apparues publiquement.

En janvier, à Niort et à La Rochelle, deux procès ont permis de montrer l’ampleur des moyens déployés par l’État pour identifier les manifestant·es antibassines ayant participé aux mobilisations contre les réserves de Mauzé-sur-le-Mignon et de Cram-Chaban, en septembre et novembre 2021. Comme l’a rapporté Libération, les gendarmes avaient relevé « les numéros de tous les téléphones utilisés aux horaires de la manifestation et à proximité de Mauzé-sur-le-Mignon », moyennant de multiples réquisitions aux opérateurs de téléphonie.

Ils avaient aussi relevé les immatriculations de tous les véhicules présents sur la manifestation, en croisant l’identité de leurs propriétaires avec le fichier des antécédents judiciaires (TAJ). « À partir de ces 23 individus “défavorablement connus”, ils identifient 170 personnes enregistrées dans le TAJ comme co-auteurs ayant commis des faits similaires à ceux sur lesquels ils enquêtent (violences contre personnes dépositaires de l’autorité publique et dégradations), avait relevé Libération. Les militaires dressent alors un nouveau tableau, d’une trentaine de pages, comprenant les photos des “co-auteurs“. Pour quel usage ? Difficile à dire. Aucune des 170 personnes ainsi recensées n’est poursuivie dans le cadre de cette procédure. »

À l’issue de cette procédure ubuesque, seules quatre personnes ont été condamnées à des peines de deux à six mois de prison avec sursis dans l’affaire de la réserve de Mauzé-sur-le-Mignon. Mais les services de l’État ont rempli leurs armoires et leurs disques durs.