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Un ancien cadre de TikTok accuse l’entreprise de collaborer avec les autorités chinoises

Selon le témoignage d’un ancien ingénieur de TikTok entendu par la justice américaine, la plate-forme partagerait les données d’utilisateurs avec les autorités chinoises grâce à des « backdoors », un procédé utilisé notamment pour espionner des protestataires hongkongais.

Par Simon Leplâtre(Shanghaï, correspondance)

Publié hier à 18h11, modifié à 04h54

 

Le PDG de TikTok, Shou Zi Chew, devant la commission de l’énergie et du commerce de la Chambre des représentants, à Washington, le 23 mars 2023.

 

Le PDG de TikTok, Shou Zi Chew, devant la commission de l’énergie et du commerce de la Chambre des représentants, à Washington, le 23 mars 2023. CHIP SOMODEVILLA / GETTY IMAGES VIA AFP

 

Le témoignage de Yu Yintao pourrait faire mal à TikTok : ancien directeur de l’ingénierie de ByteDance aux Etats-Unis, il accuse la maison mère de TikTok de partager les données de certains utilisateurs avec les autorités chinoises. D’après lui, le Parti communiste dispose d’un « comité » au sein de l’entreprise, qui peut donner l’ordre de censurer certains sujets ou accéder aux informations personnelles de certains utilisateurs. D’après la déposition de M. Yu, qui a attaqué ByteDance auprès d’un tribunal américain, début mai, pour contester son licenciement, et a complété ses déclarations début juin, les ingénieurs chinois de l’entreprise disposent de l’accès à l’ensemble des communications des utilisateurs, mais aussi à leur position géographique, leurs communications et leur adresse IP. Ils ont pu partager ces informations avec des représentants des autorités chinoises, notamment pour espionner des manifestants hongkongais.

 

Ce témoignage de l’intérieur vient remettre en cause les efforts de TikTok pour convaincre le monde de son indépendance vis-à-vis de l’Etat chinois. En France, les membres d’une commission d’enquête du Sénat ont insisté sur ce point lors d’une audition de représentants de la plate-forme, jeudi 8 juin. Le directeur des affaires publiques de TikTok France, Eric Garandeau, a tenté de les rassurer, affirmant, par exemple, que la directrice générale Tian Zhao, citoyenne canadienne et chinoise, n’a « aucun rôle opérationnel dans l’entreprise ».

 

En mars, les élus américains avaient questionné le directeur général de TikTok, Shou Zi Chew, qui avait tenté de démontrer l’indépendance de la plate-forme internationale de sa maison mère, ByteDance, basée à Pékin. Sans convaincre : l’application, qui compte 150 millions d’utilisateurs aux Etats-Unis et plus d’un milliard dans le monde, est toujours en sursis aux Etats-Unis, où l’Etat du Montana l’a déjà interdite (sans effets concrets pour l’instant). En décembre, ByteDance avait reconnu avoir espionné les smartphones de deux journalistes américains qui enquêtaient sur l’entreprise.

 

« Accès divin » pour le Parti

Le premier témoignage de Yu Yintao, qui a grandi en Chine mais vit désormais en Californie, est apparu le 12 mai, dans le cadre d’un litige concernant son licenciement par ByteDance en 2018. L’ancien cadre affirme avoir été mis à la porte après avoir dénoncé une « culture du non-droit » au sein de l’entreprise, citant, par exemple, le vol de contenu à des plates-formes concurrentes comme Instagram ou Snapchat, et la création de faux comptes pour embellir les statistiques de l’entreprise. Il affirme aussi avoir constaté, lorsqu’il travaillait au siège chinois de ByteDance, que la version chinoise de TikTok, Douyin, mettait en avant des vidéos appelant à la haine contre le Japon – un thème très courant sur les réseaux sociaux chinois.

 

Si la censure des contenus et l’accès aux données des utilisateurs par la police sont courants en Chine, l’entreprise prétend que ce n’est pas le cas pour TikTok, qui n’est disponible qu’à l’étranger. Et elle affirme que les contenus de Douyin et de TikTok sont hermétiquement séparés.

 

Début juin, M. Yu a ajouté de nouveaux éléments à sa première déposition, précisant les conditions d’accès aux données des utilisateurs de TikTok. « Il s’agissait d’une porte dérobée [backdoor], échappant à toute barrière, que ByteDance était censé avoir installé pour protéger les données de la surveillance du Parti communiste chinois », selon le dossier déposé au tribunal d’Etat de San Francisco. Il évoque un accès de « super utilisateur » réservé au Parti, surnommé « accès divin » en interne, et utilisé, entre autres, pour espionner des protestataires hongkongais. Un sujet « couramment discuté entre les employés à différents niveaux de l’entreprise, y compris les cadres supérieurs », affirme-t-il.

 

L’entreprise coopérait aussi avec les autorités chinoises pour promouvoir la ligne officielle, mettant en avant des vidéos critiques du mouvement démocratique à Hongkong. TikTok n’est plus disponible à Hongkong depuis l’imposition par Pékin d’une loi de sécurité nationale en 2020.

 

Démenti catégorique

« Il est curieux que M. Yu n’ait jamais soulevé ces allégations au cours des cinq années qui se sont écoulées depuis la fin de son emploi chez Flipagram. Ses actions sont clairement destinées à attirer l’attention des médias », a réagi ByteDance dans un communiqué qui dément catégoriquement les accusations de M. Yu. En mai, l’entreprise avait minimisé son rôle, expliquant qu’il y avait travaillé « moins d’un an » sur une application, Flipagram, « abandonnée il y a des années pour des raisons commerciales ».

 

M. Yu affirme avoir travaillé pour ByteDance US entre août 2017 et novembre 2018. La durée de sa présence au siège chinois de l’entreprise n’est pas claire, mais une photo de lui au côté du fondateur de l’entreprise, Zhang Yiming, prise en 2015 dans les bureaux pékinois de l’entreprise, suggère qu’il y occupait un poste important. L’avocat de M. Yu assure que son client a décidé de témoigner après avoir entendu les dénégations de Shou Zi Chew devant les élus américains en mars. Il réclame plusieurs millions de dollars de compensations.

 

TikTok est menacé d’interdiction aux Etats-Unis depuis 2020, lorsque l’administration de Donald Trump avait tenté d’en forcer la vente à une entreprise nationale. Finalement, TikTok avait proposé d’héberger les données des utilisateurs américains sur des serveurs de l’entreprise locale Oracle et a récemment annoncé que cette dernière commence à procéder à un audit de sécurité de ces données. Selon le même principe, TikTok devrait héberger les données des Européens sur des serveurs situés en Norvège. Mais la localisation des données n’est « pas pertinente », a indiqué Yu Yintao, car les ingénieurs peuvent se trouver à un continent de distance et y avoir accès.

Simon Leplâtre(Shanghaï, correspondance)

 

https://www.lemonde.fr/international/article/2023/06/09/un-ancien-cadre-de-tiktok-accuse-l-entreprise-de-collaborer-avec-les-autorites-chinoises_6176945_3210.html