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« Tout sauf mon collège de secteur » : les stratégies d’évitement de la carte scolaire

Parents d’élèves, ils ont choisi d’éviter pour leur enfant l’affectation dans leur établissement public de rattachement. Un « sport national », à l’entrée en 6e, qui prend des voies nouvelles

Par Mattea Battaglia et Camille Stromboni

Publié le 30 décembre 2019 à 01h41, modifié le 30 décembre 2019 à 09h27

 

 

AUREL

Ils ne sont jamais à court d’arguments pour expliquer leur choix. De « bonnes raisons » que ces parents d’élèves ont souvent dû défendre en famille, entre amis, avant de les faire valoir auprès des rectorats ou des établissements privés. Pour eux, pas de doute : leur enfant ne peut pas aller dans le collège public de secteur. Dans des milliers de familles, la discussion est en cours, en cette période de l’année qui voit se préparer les inscriptions en 6e.

 

« Ce n’est pas que je ne suis pas attaché aux quartiers nord de Marseille, j’y ai vécu et j’y enseigne depuis plus de quinze ans, confie Marc, 55 ans (qui a souhaité garder l’anonymat). Mais soyons honnêtes, pour mes propres enfants, ç’aurait été un choc des cultures que d’être scolarisés là. » S’il les a inscrits dans le privé, c’est « d’abord pour des raisons sécuritaires, explique-t-il ; l’exigence scolaire est passée après ». « Je ne compte pas les soirées houleuses à me justifier face aux amis, raconte ce professeur en lycée professionnel, dont l’épouse est orthophoniste. Mais défendre le principe de la carte scolaire, c’est un peu facile quand on habite au bon endroit… »

 

Cette « minorité choisissante » de parents qui dérogent aux règles de la sectorisation en obtenant soit une place dans un autre collège public, soit dans le privé, les sociologues ne la découvrent pas aujourd’hui. Le géographe Rémi Rouault, qui s’est penché dès les années 1980 sur le sujet, évalue à un cinquième le « nombre de collégiens qui ne sont pas là où ils devraient être en 6e ». Une estimation que ce professeur émérite à l’université de Caen Normandie qualifie encore de « sous-évaluée ». Si rien n’atteste d’une hausse récente du phénomène, il n’empêche : de nouvelles stratégies voient le jour dans des milieux ou dans des lieux qui semblaient, jusqu’à présent, pas – ou peu – concernés par ce phénomène d’évitement.

 

Défiance croissante

Faut-il y voir le signal d’une défiance croissante envers le système ? L’« évitement » a commencé à faire parler de lui dès l’instauration, dans les années 1960, de la carte scolaire qui attribue un établissement de secteur en fonction de l’adresse de l’élève. Elle doit servir à rationaliser les flux d’élèves et d’enseignants. Et aussi, selon une préoccupation qui s’est ajoutée quinze ans plus tard, à brasser les publics et garantir la mixité sociale.

« Mais quel sens donner à ces discours sur la mixité quand, sur le terrain, les ghettos demeurent et la ségrégation résidentielle ne bouge pas ? », interroge Marc, l’enseignant de Marseille. Et de préciser : « Dans notre collège de secteur, mes enfants auraient tout simplement été les seuls Blancs… » Pas question pour lui d’attendre la 6e, pour s’éviter le collège de secteur : « On a fait une demande dans le privé pour le CP. La pression sur le réseau des écoles catholiques est tellement forte que ça nous a semblé être notre seule garantie d’y avoir une place. »

 

Cette « stratégie d’anticipation », les observateurs de l’école la voient s’amplifier à mesure que s’accroît l’angoisse autour de l’orientation scolaire. « C’est un sport national, résume Rodrigo Arenas, de la fédération de parents FCPE. On sait que des familles font des pieds et des mains, dès la maternelle, pour voir leur enfant inscrit dans la “bonne école”. Certaines n’hésitent pas à faire le siège des mairies et, quand elles n’obtiennent pas la dérogation qu’elles réclament, elles se tournent vers le privé. »

 

« Dynamique d’évitement plus précoce »

Le chercheur Julien Grenet, qui a posé sa loupe sur les collèges parisiens, identifie lui aussi le symptôme d’une « dynamique d’évitement plus précoce » : des changements dans la composition sociale des classes sont perceptibles en plein cursus primaire, et plus seulement en fin de CM2. « Dans certaines écoles, on voit bien que les classes, plutôt mixtes du CP au CE2, le sont moins en CM1 et CM2 ; ce sont les élèves les plus défavorisés qui y restent », remarque-t-il. A Paris, c’est presque un enfant sur deux qui n’intègre pas son collège de rattachement, chiffre ce chercheur à l’Ecole d’économie de Paris. A ce niveau de la scolarité, 35 % ont basculé dans l’enseignement privé, 15 % ont rejoint un établissement « hors secteur ».

 

Dans les milieux dits de gauche, longtemps décrits comme attachés aux règles de l’affectation à l’école publique, on en fait moins un tabou. C’est en tout cas ce que raconte sous couvert d’anonymat Leïla, ex-membre de la fédération FCPE. « Après six années à militer pour l’école publique, gratuite et laïque, à participer à toutes les réunions à l’école, toutes les sorties scolaires, j’ai dû me résoudre à inscrire mes deux fils dans le privé », assume-t-elle. Des enfants aux besoins particuliers, tous les deux « précoces », et maltraités dans la cour de récréation « sans réaction de la part du corps enseignant », affirme cette assistante puéricultrice en Seine-Saint-Denis. « Je n’ai pas renoncé à mes engagements, j’en ai parlé à tous ceux qui militaient autour de moi et ils ont bien compris mon choix : je ne peux pas mettre de côté l’intérêt de mes enfants. »

 

La parole s’est aussi libérée autour du « choix d’établissement », et de la nécessité de mettre toutes les chances du côté de son enfant dans la « compétition » scolaire. Comparer les collèges, ce n’est plus forcément être un « parent consumériste » ou se positionner contre le service public, font valoir les intéressés : c’est aussi être un « parent éclairé », souhaitant « offrir le meilleur » à son enfant.

 

Au secrétariat général de l’enseignement catholique (SGEC), on aborde la question sans détour : sur les 93 000 élèves de plus accueillis dans le privé ces dix dernières années, 51 000 l’ont été au niveau du collège. « On récupère tous les ans une cohorte d’élèves qui n’étaient généralement pas chez nous au primaire, et qu’on ne fidélise pas beaucoup au lycée », décrit Yann Diraison, secrétaire adjoint au SGEC, pour qui « il y a bien un “effet collège” ».

 

« Bonnes fréquentations »

Samira, 47 ans, a préféré scolariser ses deux garçons dans un établissement catholique, près de son lieu de travail, à Meudon (Hauts-de-Seine), pour une meilleure « discipline » mais surtout pour les « bonnes fréquentations ». « Quand je vois les jeunes de mon quartier, cela ne me convient pas, dit la restauratrice d’Issy-les-Moulineaux. Ils traînent, ils fument, on entend que c’est un peu l’anarchie dans les classes… Au primaire, c’est moins grave, mais le collège, c’est un âge où les jeunes sont très influençables. »

 

Dans les rectorats, quand il s’agit d’évoquer les dérogations à la carte scolaire, on parle moins librement. Parmi les académies que nous avons sollicitées, seule celle de Paris a livré ses tableaux. Ceux-ci montrent, avec un recul d’un an, une stabilité dans les demandes de dérogation, comme dans les obtentions de changement. Quelque 1 841 petits Parisiens – sur 15 200 – ont pu ainsi rejoindre un autre collège que celui de leur secteur. Quasiment la moitié a obtenu gain de cause en faisant valoir un « parcours scolaire particulier », ces inscriptions dans des classes à horaires aménagés notamment qui restent, semble-t-il, une stratégie qui paie.

 

Le plus « simple », témoigne Alexandre, un autre père de famille, c’est encore d’« avoir la bonne boîte aux lettres ». Cet ingénieur-designer n’a pas hésité à se domicilier chez ses parents, dans le « bon arrondissement » de Paris – en l’occurrence, le 16e. « A l’époque, on vivait aux portes de la capitale, on avait le choix entre un établissement relevant de l’éducation prioritaire et un collège catholique où chaque matin, c’était le défilé des Porsche Cayenne », décrit-il. Alexandre a préféré ne pas trancher entre « mauvaise réputation » et « élitisme social et scolaire », quitte à prendre quelques libertés avec les règles. « J’ai connu des tas d’amis qui louaient ou achetaient une chambre de bonne dans ce même objectif », confie-t-il.

 

En enquêtant dans les Hauts-de-Seine, Quentin Ramond, doctorant à Sciences Po, a mis au jour un phénomène qui touche désormais les familles de la classe moyenne. « Là où l’offre scolaire est attractive, on voit des familles prêtes à rester locataires dans des logements sociaux intermédiaires, et à renoncer à l’accession à la propriété qui impliquerait un déménagement loin des écoles qu’elles visent. » Cette « préoccupation scolaire », qui l’emporte dans les arbitrages familiaux, le jeune chercheur l’a entendu revenir au fil des soixante entretiens qu’il a menés.

A Marseille, où la moitié des jeunes de 6e ne sont pas dans leur collège de secteur, c’est aussi ce public des classes moyennes qu’a repéré la géographe Gwenaëlle Audren, lors de sa thèse soutenue en 2015. Les parents de classes favorisées demeurent les plus nombreux à contourner la carte scolaire mais, depuis 2011, la « géographie du contournement » apparaît plus forte qu’avant dans certains quartiers hétérogènes : ceux, défavorisés, où ont été construits de nouveaux logements résidentiels pour attirer les classes moyennes. « L’image négative des collèges de cités, souvent REP +, est très difficile à changer », dit la maître de conférences à l’université d’Aix-Marseille.

 

Dans le Val-de-Marne, territoire sur lequel s’est penchée la sociologue Agnès Van Zanten, auteure de Choisir son école (PUF, 2009), un tiers des collégiens, estime-t-elle, sont aujourd’hui scolarisés hors secteur – un peu moins de la moitié dans le privé, l’autre moitié dans le public. « Certains collèges sont beaucoup plus ghettoïsés qu’il y a vingt ans, et des familles qui n’auraient pas fui à l’époque sont aujourd’hui tentées de le faire. » D’une catégorie sociale à l’autre, les pratiques ne sont pas les mêmes, souligne la chercheuse : « Les classes moyennes et populaires tendent à quitter des établissements défavorisés pour rejoindre des collèges en réalité très semblables du point de vue scolaire, en espérant y trouver une discipline plus forte et un climat scolaire plus favorable. » Une « stratégie d’évitement » différente de la stratégie de « maximisation scolaire » qui, dit-elle, motive les classes supérieures : ces dernières n’hésitent pas à quitter le département pour toquer à la porte d’établissements « cotés », dans les Hauts-de-Seine ou à Paris.

 

A la question du « pourquoi », tel parent ne parlera que du « niveau » ou du « cadre » scolaires, tel autre des « besoins spécifiques de son enfant », un troisième de son « refus du moule de l’éducation nationale »… Les chercheurs mettent aussi en avant dans cette recherche du « bon collège » celle d’un sésame vers le « bon lycée ». Ils ont d’ailleurs relevé, ces dernières années, à Paris, le « retour tardif » de certains élèves du privé vers le public en classe de troisième. Une stratégie censée leur permettre, par les règles du jeu des affectations au lycée, d’accéder plus facilement à l’établissement voulu.

Mattea Battaglia et Camille Stromboni

 

https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/12/30/tout-sauf-mon-college-de-secteur_6024354_3224.html