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interview Hervé le Bras

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Hervé Le Bras, démographe : « L’incertitude est au cœur de la projection du Conseil d’orientation des retraites »

Hervé le Bras
10 - 12 minutes

Comme la prévision de déficit des retraites par le COR varie de manière très sensible, suivant les paramètres retenus, le démographe estime, dans une tribune au « Monde », que l’urgence de la réforme est à relativiser.

Publié le 15 février 2023 à 14h00 Temps de Lecture 4 min.

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Pour prévoir l’avenir du système de retraite jusqu’en 2070, le Conseil d’orientation des retraites (COR), a retenu trois hypothèses d’évolution de la mortalité, trois du solde migratoire, quatre de la productivité et trois du niveau de chômage, ce qui donne cent huit combinaisons possibles. Une seule d’entre elles a servi de référence, la projection « centrale ». Elle prévoit un déficit de douze milliards d’euros en 2027, largement utilisé par le gouvernement pour justifier l’urgence de sa réforme. Aucune des combinaisons d’hypothèses n’étant préférable à aucune autre, n’importe laquelle aurait pu servir de référence. Le COR avait prévu l’objection. Aussi a-t-il consacré un court chapitre de cinq pages (sur les 342 du rapport) à l’étude de la sensibilité de sa projection préférée.

Pour cela, il a procédé en trois temps, ne faisant varier qu’un type d’hypothèse à la fois, les autres restant fixées à leur valeur moyenne. Il a commencé par la démographie avec deux cas, celui où la baisse de mortalité serait la plus rapide et celui où le solde migratoire tomberait au plus bas à 20 000 personnes par an, deux hypothèses défavorables qui augmentent chacune la dépense totale d’environ six milliards d’euros en 2032.

Choisir une hypothèse basse de mortalité accroît en effet le nombre de retraités et un faible solde migratoire limite la croissance de la population active. De cette manière, le COR montre que la situation pourrait devenir pire que celle qu’il a privilégiée.

Hausse de productivité invariable

Si, au contraire, il avait testé les hypothèses opposées, celle d’une hausse de mortalité et celle d’un solde migratoire élevé, il aurait obtenu le résultat exactement inverse d’une économie de six milliards d’euros dans chaque cas et du double en joignant les deux cas, donc la quasi-disparition du déficit annoncé. Ce choix aurait d’ailleurs été plus judicieux car, dès 2023, la mortalité est plus élevée que dans les trois hypothèses du COR et le solde migratoire aussi puisqu’il atteint 160 000 personnes. Mais, en toute rigueur, le Conseil aurait dû tester les neuf combinaisons possibles puisque aucune n’est jugée plus probable qu’une autre.

L’étude de sensibilité s’est ensuite tournée vers les quatre hypothèses de hausse de la productivité, en maintenant la mortalité, le solde migratoire et le chômage à leur niveau moyen. Jusqu’en 2027, le COR suppose que la hausse de productivité est exactement connue et qu’elle n’est donc susceptible d’aucune variation. Pour justifier cette décision assez curieuse, il invoque « les hypothèses retenues par le gouvernement dans le programme de stabilité pour la période 2022-2027 » (page 35 du rapport). Admettons. Nous sommes en 2032, les différences de productivité qui ont commencé à faire sentir leurs effets, entraînent, pour les plus faibles d’entre elles un supplément de dépense de cinq milliards d’euros par rapport à la projection de référence, mais un gain de dix milliards pour la plus élevée.

On constate aussi que le COR a retenu pour sa projection « centrale » une des deux hypothèses défavorables de hausse de la productivité, ce qui pèse sur l’estimation de la dépense totale. On ne peut cependant pas lui faire grief d’avoir négligé l’une des quatre hypothèses de productivité. Mais il aurait dû associer chacune aux neuf combinaisons démographiques qui sont indépendantes de la marche de l’économie. Dès lors, cela fait trente-six combinaisons à étudier. La fourchette entre les extrêmes devient large puisque les écarts dus à la population et celui dû à la productivité s’additionnent.

Combiner toutes les hypothèses

Reste le chômage. Fidèle à sa méthode, le COR teste l’incidence des hypothèses haute et basse en maintenant les paramètres démographiques et la productivité à leur niveau moyen. Jusqu’en 2027, le taux de chômage est supposé suivre sans aucune variation l’évolution fixée par le programme de stabilité, ce qui reste assez étrange. Ensuite, le résultat de ses hypothèses haute et basse se détache nettement de la projection de référence avec, pour la plus basse, un bénéfice de douze milliards d’euros, et pour la plus haute, une perte de quinze milliards d’euros en 2032.

Le taux de chômage n’étant pas directement lié au niveau de mortalité ni au solde migratoire ni même à la productivité à moyen terme, chaque hypothèse de chômage devrait donc être combinée à chaque hypothèse démographique et à chaque hypothèse de productivité, soit au total les cent huit combinaisons annoncées.

En ne faisant varier qu’une seule hypothèse à la fois, donc en maintenant les autres à la valeur moyenne qu’elles prennent dans la projection « centrale », le COR donne l’impression que la variabilité ou sensibilité de son résultat est relativement faible, de l’ordre de plus ou moins une dizaine de milliards d’euros. Mais, quand on considère toutes les projections possibles, les écarts s’ajoutent jusqu’à atteindre une grande ampleur, la fourchette – donc l’incertitude – s’étendant sur près de soixante-dix milliards d’euros en 2032.

Par rapport à un tel montant, un déficit de dix ou quinze milliards d’euros perd toute signification. Est-il raisonnable de combiner toutes les hypothèses ? Oui, tant qu’aucune n’est préférée aux autres, ce qui est le cas dans le rapport du Conseil. L’Institut national de la statistique et des études économiques dont le COR a utilisé les projections de population de novembre 2021 a, par exemple, prospecté toutes les combinaisons de ses hypothèses démographiques.

Une conclusion s’impose : les déficits futurs du système de retraite dont le gouvernement agite la menace pour justifier l’urgence de la réforme n’ont pratiquement aucun sens, du fait même des hypothèses posées par le COR. Ce dernier a commis la faute d’étudier la sensibilité de la projection « centrale » en ne faisant varier qu’un paramètre à la fois, soit huit cas publiés dans son rapport, et non de calculer toutes les combinaisons possibles, soit cent huit cas.

Hervé Le Bras est démographe, chercheur émérite à l’Institut national d’études démographiques et historien à l’Ecole des hautes études en sciences sociales.