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Le lanceur d’alerte d’Orpea dénonce cette fois un Ehpad public à la dérive

À force d’alertes sur des plaies et des chutes de résidents, l’agence régionale de santé d’Île-de-France a lancé une inspection de l’Ehpad de Bagnolet. Laurent Garcia, lanceur d’alerte du scandale Orpea, y a travaillé avant de jeter l’éponge. Récit de la dégringolade d’un établissement modèle.

Jade Bourgery et Caroline Coq-Chodorge

19 juin 2023 à 18h47

 

Aux alentours de 8 heures, ce mardi 14 juin, c’est le branle-bas de combat à l’Ehpad des Quatre-Saisons de Bagnolet (Seine-Saint-Denis). Dans les couloirs, le personnel soignant s’agite dans tous les sens. L’encadrement tente de passer des coups de fil en urgence : les infirmières vacataires ne sont pas arrivées, pas plus que les aides-soignantes, et les résident·es n’ont toujours pas reçu leurs médicaments. 

 

Au rez-de-chaussée, deux fonctionnaires de l’agence régionale de santé (ARS) viennent d’arriver pour un contrôle inopiné de cet établissement municipal, cogéré par les mairies de Bagnolet et de Romainville, qui accueille 65 résident·es. Ils photographient tout ce qui leur passe sous la main. Durant deux jours, les agent·es de l’ARS ont entendu les salarié·es, la direction, les résident·es, les familles, participé et goûté aux repas. « J’avais comme l’impression d’une pieuvre qui étend ses tentacules », raconte un membre du personnel.

Le résultat du contrôle sera connu dans plusieurs semaines mais, en réponse à nos questions, l’ARS indique d’ores et déjà que « les premiers éléments de constats confirment bien le caractère préoccupant de la situation ». L’ARS explique aussi avoir décidé de mener cette « inspection-contrôle » inopinée de l’Ehpad, à la suite de plusieurs signalements reçus à partir du 5 mai 2023 par sa délégation départementale. 

 

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L'Ehpad des Quatre-Saisons à Bagnolet. © Photo Jade Bourgery / Mediapart

« Comment peut-on traiter nos parents de la sorte ? », s’est par exemple émue la présidente du conseil de la vie sociale, Christine Lienard, auprès de l’ARS, le 19 mai dernier, après avoir pris « connaissance de nouveaux éléments concernant l’Ehpad des Quatre-Saisons » : « Hormis le manque de respect et la maltraitance du personnel que nous connaissions déjà, les faits concernant les résidents m’ont horrifiée. »

 

Si l’ARS a agi dans des délais relativement rapides, c’est au prix de très nombreuses alertes, notamment de la part de Laurent Garcia, l’ancien cadre de santé de l’Ehpad, en poste jusqu’à la fin de l’année 2022. « Il a fallu en envoyer, des mails », soupire celui qui est aussi une « personne qualifiée » de l’ARS Île-de-France, chargée de « signaler aux autorités les difficultés ou éventuelles situations de maltraitance ».

 

Ulcéré par la lenteur de l’agence, l’ancien cadre a menacé, dès la mi-mai, d’informer Mediapart. Ce qu’il a fait : notre enquête avait déjà commencé quand le contrôle inopiné a été déclenché. Laurent Garcia est donc pour la seconde fois un lanceur d’alerte sur la situation des Ehpad. Passé par le groupe d’Ehpad privé Orpea, il est à l’origine de l’enquête de Victor Castanet  sur le groupe privé, relatée dans son livre Les Fossoyeurs.

 

Après son expérience désastreuse comme cadre de santé de l’Ehpad des Bords-de-Seine d’Orpea, à Neuilly-sur-Seine (Hauts-de-Seine), il avait fait le choix du public en acceptant en 2018 le poste de cadre de santé de l’Ehpad des Quatre-Saisons, de statut municipal. Il l’a quitté fin 2022, en raison d’un « profond désaccord avec le nouveau président du conseil d’administration », explique-t-il.

 

« Tout à coup sont apparus des problèmes financiers, qui n’existaient pas auparavant. J’ai explosé un jour en réunion en remettant sur la table la question de la porte d’entrée cassée depuis des mois, et qu’on ne pouvait pas réparer, relate-t-il. Le président m’a convoqué le lendemain, et m’a hurlé dessus. Je lui ai dit : “Je démissionne.” Il ne m’a pas retenu, il était ravi. C’est le genre de personne qu’il ne faut jamais contrarier... »

 

Les alertes qui lui remontent de l’Ehpad des Quatre-Saisons sont désespérantes pour le lanceur d’alerte : des économies sur la nourriture, l’hygiène, et surtout une dégradation de la qualité des soins aux résident·es. D’inquiétantes photos circulent entre personnels, anciens personnels et familles de résidents, de plaies des membres inférieurs. Elles sont fréquentes chez des personnes âgées trop affaiblies, qui n’ont plus de mobilité, et elles peuvent évoluer d’une manière dramatique, très rapidement. 

Je n’avais jamais vu des plaies d’une telle gravité dans cet Ehpad.

Laurent Garcia, ancien cadre de santé

Mediapart les a montrées à un médecin gériatre, qui ne peut pas déterminer si elles sont la conséquence de négligences : « Les lésions dermatologiques du sujet âgé sont malheureusement fréquentes et souvent impressionnantes. Il faut des mois de soins pour les guérir, et parfois on n’y arrive pas. » Une photo, surtout, montre une plaie large de plusieurs centimètres, caractéristique d’« ulcères à répétition avec les lésions récentes et d’autres cicatricielles », explique le gériatre. Pour Laurent Garcia, « certaines photos, de la même plaie, montrent une évolution catastrophique, parce que le pansement n’a pas été changé » : « Je n’avais jamais vu des plaies d’une telle gravité dans cet Ehpad. »

 

Michel Baldassari, fils d’une résidente de 98 ans vivant dans cet Ehpad depuis dix ans, témoigne de négligences dans le suivi des plaies. Fin avril, sa sœur aurait découvert que les pansements de leur mère n’étaient pas changés depuis huit jours, assure-t-il. Finalement, la situation est « régulée » après qu’elle est « allée rouspéter » à l’accueil. « On a souvent un manque d’information en fonction du personnel qui est là. Je ne sais pas si elle mange, si elle boit… », soupire-t-il. 

 

Un col du fémur cassé, après une chute, repéré cinq jours plus tard

Un incident plus grave encore est survenu lundi 5 juin : la mère de Thierry M. est tombée dans sa chambre. Sur place, un médecin l’a examinée et a estimé que tout allait bien. Quatre jours plus tard, Thierry reçoit un appel d’une infirmière ou d’une aide-soignante (il ne se souvient plus de son statut professionnel), qui lui apprend que sa mère a fait une chute et est hospitalisée.

« Je n’étais pas du tout inquiet, la femme m’avait dit qu’elle s’était fait mal au genou. Je pensais que ma mère avait été faire des radios et qu’elle rentrerait le soir », relate-t-il.  À trois reprises, il tente de joindre l’Ehpad pour prendre des nouvelles. Personne ne lui répond. Ce n’est que le lendemain, en appelant l’hôpital, qu’il apprend que sa mère s’est fracturé le col du fémur et doit se faire opérer.

« Ça veut dire qu’elle avait le col du fémur cassé de lundi à vendredi. Ils auraient dû l’envoyer faire des radios plus tôt, fulmine encore Thierry M. Quand je suis allé la voir à l’hôpital avant son opération, elle hurlait de douleur. J’imagine comme elle devait crier toute seule dans sa chambre à l’Ehpad… »

 

Dans leur réponse commune aux questions de Mediapart, la direction de l’Ehpad et la mairie de Bagnolet rejettent de leur côté la responsabilité de la prise en charge de cette résidente sur « le médecin traitant de la famille » qui a réalisé « l’examen de cette personne et les prescriptions ». Le « pôle de soins de l’Ehpad » n’est pas en cause, assurent-ils. Aujourd’hui, Thierry M. souhaite porter plainte pour non-assistance à personne en danger.

« Comment un Ehpad peut-il dégringoler aussi vite ? », s’interroge Laurent Garcia, l’ancien cadre de santé. Car ce petit Ehpad familial de 65 résident·es a été un modèle pendant la crise du Covid. La journaliste du Monde Florence Aubenas y a réalisé un reportage pendant le premier confinement en mars-avril 2020. L’Ehpad n’a connu ses premiers cas de Covid chez les résidents qu’en octobre 2020, et est parvenu à les contenir, au prix d’une mobilisation collective. 

 

Au début de la vaccination, fin 2020, la ministre Brigitte Bourguignon et les télévisions s’y sont aussi pressées, car l’Ehpad était un site pilote en Île-de-France, parmi les premiers à vacciner. « La cohésion de l’équipe a été incroyable », renchérit Laurent Garcia.

 

« Le Covid, c’était si bien ! On dansait dans les couloirs, on chantait : une vraie famille », sourit Georges (voir notre Boîte noire), un résident arrivé en 2017. Dans un petit restaurant quelque part à Bagnolet, aux côtés de Martin*, Georges raconte la dégringolade. Cet établissement, ils ne l’ont pas choisi pour finir leurs jours par hasard, ils le connaissaient : Georges venait y voir un vieil ami, et Martin y rendait visite à sa tante.

 

L’Ehpad se sert des stagiaires et des vacataires pour pallier le manque de personnel. Conséquence, il arrive que les pansements soient vite faits

Manon, ancienne stagiaire de l’établissement

Eux aussi témoignent du turn-over inquiétant du personnel soignant. Un jour, Martin se retrouve avec une infirmière vacataire qui peine à lui poser son pansement : « Les bouts de bande étaient trop courts, il a fallu qu’elle en mette trois au lieu d’un seul. J’aurais été plus apte à le faire moi-même », ironise-t-il. Au bout de quatre jours sans suivi de soins, Martin finit, assure-t-il, par enlever son pansement lui-même par peur que la plaie ne se transforme en ulcère. 

 

Manon, ancienne stagiaire, secoue la tête de gauche à droite, excédée : « Quatre jours de pansement c’est trop, ça macère. La plaie peut s’infecter puis tout peut aller très vite ensuite. Le vieillissement retarde la cicatrisation, ce sont des plaies complexes qui demandent un accompagnement, une réflexion. »

« L’Ehpad se sert des stagiaires et des vacataires pour pallier le manque de personnel. Conséquence, il arrive que les pansements soient vite faits », déplore-t-elle. Georges l’interprète autrement : « Le personnel est démoralisé et fatigué et on le ressent directement. Fatalement, la personne soignante va agir moins bien… » 

 

Des départs en cascade

L’Ehpad a été fragilisé fin 2022 par le départ de nombreux soignants : la médecin coordonnatrice, qui était en poste depuis treize ans, la psychologue, la psychomotricienne et le cadre de santé Laurent Garcia, dans un contexte de conflit avec la direction et le président du conseil d’administration, l’adjoint au maire de Bagnolet Vassindou Cissé.

 

La présidente du conseil de la vie sociale, Christine Lienard, perçoit aujourd’hui « deux clans à l’intérieur de l’Ehpad : l’un pour le président, l’autre contre, aux discours contraires. On ne sait plus à qui faire confiance ».

La direction de l’Ehpad décrit elle-même une ambiance délétère : « Les départs que vous avez listés sont intervenus dans un contexte de crise entre la précédente direction administrative et le pôle de soins, crise à laquelle le conseil d’administration a mis un terme [...]. À n’en pas douter, les dénonciations qui vous ont été adressées l’ont vraisemblablement été par des agents qui ont été acteurs de cette crise, d’autant qu’ils avaient alors menacé de le faire, ou par certains de leurs proches encore actuellement en poste. »

 

Selon la direction de l’Ehpad et la ville de Bagnolet, tout serait désormais sous contrôle. Certes, il n’y a plus qu’un seul infirmier titulaire et plus de médecin coordonnateur, mais un recrutement est en cours. L’Ehpad fonctionne aujourd’hui avec dix personnels vacataires, sur 60, qui « connaissaient déjà fort bien les résidents de l’établissement pour y exercer leurs compétences depuis plusieurs années ». Et la direction assure n’avoir reçu « aucune plainte évoquant une dégradation des soins », seulement « des interrogations, voire des mécontentements suite aux départs des professionnels de santé » de la part de familles.

Le soir c’est pas folichon : un potage tout fait, des raviolis en boîte...

Georges, résident à l’Ehpad

La qualité de vie dans l’Ehpad s’est néanmoins beaucoup dégradée, expliquent aussi Georges et Martin, les deux résidents. Jusqu’à l’été 2022, les animations étaient nombreuses : pianiste, art-thérapie, magicien… Mais tout a changé fin 2022. La direction intime à la personne chargée des animations de « serrer la ceinture » malgré une enveloppe de 12 000 euros validée en amont pour toute l’année 2022. Les intervenants extérieurs cessent de venir. « La pianiste venait depuis dix ans à l’Ehpad, la personne chargée des arts travaillait ici depuis quinze ans », déplore une employée...

 

Des économies en cuisine et sur le Sopalin

En cuisine aussi les économies se font ressentir : un salarié raconte que ponctuellement manquent « du beurre, de l’huile, du chocolat en poudre, du jus d’orange, du vin » : « Parfois on est obligés d’aller faire des courses en catastrophe au Carrefour. » Plus grave à ses yeux, l’Ehpad ferait des économies sur « le sirop » : « On n’a que deux bouteilles au lieu de six pour la semaine. » Cela n’a rien d’anecdotique : les personnes âgées ne ressentent pas toujours la soif et ont du mal à boire. Pour cette raison, elles souffrent souvent de déshydratation. Une eau sucrée les aide à s’hydrater. « Sinon, ils finissent sous perf... », se désole le salarié en cuisine.

 

Georges et Martin se plaignent amèrement des repas, tout en mangeant avec appétit l’assiette que la serveuse du restaurant vient de leur apporter. « Le soir c’est pas folichon : un potage tout fait, des raviolis en boîte, des quiches toutes faites vraiment pas bonnes », explique Georges .

 

Martin renchérit : « Et en plus, on n’a plus de serviette ! » Une employée s’exaspère : « Il n’y a plus de Sopalin à l’Ehpad pour les repas. Pendant une période, on a même été obligés d’utiliser du papier-toilette pour essuyer la bouche des résidents. » Ce n’est pourtant pas faute de l’avoir signalé, assure-t-elle.

 

La mairie de Bagnolet convient que « la situation financière de l’établissement s’est, en effet, dégradée ces deux dernières années [...] compte tenu de la hausse des prix liés à l’eau, l’électricité et l’alimentation, et aussi en raison de la hausse des salaires, des mesures de revalorisation salariale et de l’absentéisme ». Cependant, « il n’a jamais été question d’économies mais de la bonne utilisation du denier public », assure la municipalité. 

 

Georges et Martin se débrouillent plutôt bien seuls, mais l’essentiel des résidents sont très dépendants du personnel soignant pour manger, se laver, se soigner. Sans compter celles et ceux dont la famille ne vient pas ou plus, ou qui finissent leur vie sans entourage proche. Une question reste en suspens pour les deux résidents : comment font celles et ceux qui sont moins autonomes ou moins entourés ?