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Affaire Tapie : la Cour de cassation minimise l’escroquerie

Alors que la cour d’appel avait dressé dans son arrêt sur l’affaire Tapie la radiographie d’une escroquerie au cœur de l’État, la Cour de cassation se montre clémente et disculpe en partie les deux hauts fonctionnaires concernés, dont Stéphane Richard, qui devront être rejugés.

Laurent Mauduit

28 juin 2023 à 16h50

 

 

Tout ça pour ça ! Des années et des années d’investigations policières, d’innombrables perquisitions, tout autant de gardes à vue et de mises en examen, des mises sous séquestre spectaculaires, des procédures innombrables devant toutes les juridictions possibles et imaginables… et pour finir : rien ou presque rien ! Voici, en résumé, le constat qu’inspire l’arrêt rendu ce mercredi 28 juin par la Cour de cassation qui clôt (presque) l’affaire Tapie. Presque rien en effet, car la juridiction, excluant tout scandale ayant des ramifications jusque dans les sommets de l’État, a réduit l’affaire à une simple histoire privée de corruption, impliquant un arbitre indélicat et un avocat de mèche avec lui.

Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’arrêt de la Cour de cassation crée la surprise, car il s’avère clément pour les deux derniers ex-hauts fonctionnaires impliqués dans l’affaire : Stéphane Richard, l’ancien PDG d’Orange qui était directeur de cabinet de la ministre des finances à l’époque du célèbre arbitrage ; et Jean-François Rocchi qui, à cette même époque, était le président du Consortium de réalisation (CDR), la structure publique de défaisance de l’ex-Crédit lyonnais, qui portait les intérêts de l’État face à Bernard Tapie. Et si l’arrêt se montre sévère, ce n’est qu’à l’égard de deux autres protagonistes de l’histoire, d’abord l’un des trois arbitres, Pierre Estoup, ancien président de la cour d’appel de Versailles ; et l’avocat historique de Bernard Tapie, Me Maurice Lantourne.

Concrètement, la Cour de cassation a infirmé de nombreuses décisions prises par la Cour d’appel de Paris dans son arrêt du 21 novembre 2021 et allégé de nombreuses peines prononcées.

Voici l’arrêt qui vient d’être rendu :

 

https://embed.documentcloud.org/documents/23863180-affaire-tapie-larret-de-la-cour-de-cassation/?embed=1

 

Concrètement, l’arrêt rend les décisions suivantes pour les principaux protagonistes de l’histoire :

* Stéphane Richard, qui était le directeur de cabinet de Christine Lagarde au ministère des finances, à l’époque de l’arbitrage, avant de devenir le PDG du groupe Orange, avait été condamné à un an de prison avec sursis et 50 000 euros d’amende par la cour d’appel de Paris. La peine était beaucoup moins lourde que ce qu’avait requis le parquet, lors du procès, à savoir trois ans de prison dont un an ferme. La Cour de cassation censure les déclarations de culpabilité de Stéphane Richard, en faisant valoir qu’il ignorait « le caractère frauduleux de la décision rendue par le tribunal arbitral » ; « dès lors, la cour d’appel ne pouvait considérer » qu’il était complice « du détournement ». Stéphane Richard devra donc être « rejugé par la cour d’appel ». Cette décision suggère que l’ex-patron d’Orange pourrait être mis en cause seulement pour « négligence », comme le fut Christine Lagarde.

* Jean-François Rocchi, l’ex-PDG du CDR, avait été condamné en appel pour cette même infraction de complicité de détournement de fonds publics à deux ans de prison avec sursis et 25 000 euros d’amende. Dans son cas, la Cour de cassation rend la même décision que pour Stéphane Richard, avec les mêmes motivations. L’ex-haut fonctionnaire sera donc rejugé, des chefs sans doute de « négligence ».

* Pierre Estoup, l’ancien magistrat, qui était donc l’un des trois arbitres, avait été condamné en appel pour escroquerie à trois ans d’emprisonnement ferme et 300 000 euros d’amende. Dans son cas, la Cour de cassation rejette son pourvoi. Sa déclaration de culpabilité et la peine prononcée sont donc désormais définitives.

* Maurice Lantourne, qui était l’avocat historique de Bernard Tapie, avait été condamné en appel pour escroquerie à trois ans de prison dont un ferme, 300 000 euros d’amende et une interdiction d’exercice pendant cinq ans. L’instruction avait mis au jour que l’avocat et l’arbitre Pierre Estoup avaient travaillé ensemble avant l’arbitrage, et ne l’avaient pas révélé, alors que les arbitres étaient astreints à une obligation de révélations étendues, pour prévenir toute situation de conflits d’intérêts. Comme pour l’arbitre, la Cour de cassation décide que sa déclaration de culpabilité et la peine prononcée sont donc désormais définitives, mais elle assortit son arrêt d’une réserve : « La Cour de cassation précise que l’avocat du dirigeant ne pouvait pas être condamné à l’interdiction temporaire d’exercer la profession de conseil juridique : en effet, cette profession n’a plus d’existence légale. Seule l’interdiction d’exercer la profession d’avocat pouvait être prononcée. »

 

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Bernard Tapie lors d’une conférence à Liège, le 27 septembre 2018. © Photo Emmanuel Dunand / AFP

Cet arrêt est d’autant plus spectaculaire qu’il permet de dresser un étrange bilan de l’affaire Tapie : avec le recul, on se rend compte que tous les protagonistes de l’histoire qui occupaient des postes clés dans les sommets de l’État se sont tirés sans trop de mal de cette affaire, qui est pourtant apparue très tôt comme l’un des plus grands scandales politico-financiers de la VRépublique.

Cela s’est d’abord joué dans le cours de l’instruction. Alors que le recours à l’arbitrage a été décidé en 2007 par Nicolas Sarkozy, à peine élu, et que des réunions de préparation ont même eu lieu dans les six mois précédant l’élection présidentielle, les magistrats instructeurs n’ont pas cherché à impliquer le chef de l’État. Ils l’ont convoqué pour l’entendre, mais ils n’ont pas été au-delà quand l’ancien président leur a fait savoir qu’il ne déférerait pas à leur convocation. Organisateur de plusieurs réunions à l’Élysée pour lancer l’arbitrage, le secrétaire général de l’Élysée, Claude Guéant, a lui-même été pendant un temps dans le viseur des enquêteurs, mais finalement, les juges d’instruction ont choisi de ne pas le faire figurer dans la liste des prévenus renvoyés en correctionnelle. Assez vite, on a donc compris que ceux qui avaient supervisé l’arbitrage échapperaient aux foudres de la justice et que seuls les exécutants seraient poursuivis.

Mais par la suite, on a été invité à comprendre que la justice se montrerait indulgente pour certains de ces exécutants, en tout cas pour ceux qui avaient la charge de défendre les intérêts de l’État face à Bernard Tapie.

Le premier indice a été le sort judiciaire pour le moins accommodant dont a profité la ministre des finances de l’époque, Christine Lagarde, qui a été seulement condamnée en décembre 2016 par la Cour de justice de la République (CJR) pour « négligence » mais dispensée de peine. Cette clémence de la CJR avait retenu d’autant plus l’attention que la ministre n’a jamais ménagé sa peine pour satisfaire les projets de Nicolas Sarkozy. Lors d’une perquisition à son domicile, les juges avaient retrouvé une lettre manuscrite de Christine Lagarde adressée au président de la République. Ils en étaient restés cois. « Cher Nicolas, très brièvement et respectueusement, écrivait alors la ministre des finances. 1) Je suis à tes côtés pour te servir et servir tes projets pour la France. 2) J’ai fait de mon mieux et j’ai pu échouer périodiquement. Je t’en demande pardon. 3) Je n’ai pas d’ambitions politiques personnelles et je n’ai pas le désir de devenir une ambitieuse servile comme nombre de ceux qui t’entourent dont la loyauté est parfois récente et parfois peu durable. 4) Utilise-moi pendant le temps qui te convient et convient à ton action et à ton casting. 5) Si tu m’utilises, j’ai besoin de toi comme guide et comme soutien : sans guide, je risque d’être inefficace, sans soutien je risque d’être peu crédible. Avec mon immense admiration. Christine L. »

Visé par la CJR pour un énorme cadeau fiscal de 58 millions d’euros au profit de Bernard Tapie, l’ex-ministre (LR) du budget, Éric Woerth a, lui-même, profité en octobre 2022 d’un non-lieu.

La décision de la Cour de cassation concernant Stéphane Richard et Jean-François Rocchi – qui devra donc être confirmée par un nouveau procès devant la Cour d’appel – clôt donc cette liste et fait apparaître que tous les protagonistes qui ont géré l’affaire à un titre ou à un autre pour le compte de l’État ont été épargnés par la justice ou condamnés seulement à des peines purement symboliques.

À cette liste, on peut aussi ajouter Bernard Tapie lui-même, qui est décédé le 3 octobre 2021, soit à la veille de la publication de l’arrêt de la Cour d’appel de Paris. Du fait de l’insupportable lenteur de la justice, celle-ci n’a donc pu que constater l’extinction de l’action publique engagée contre le principal acteur de l’arbitrage frauduleux. La vérité judiciaire est donc désormais celle-ci : aux yeux de la justice, Bernard Tapie, qui a profité d’une stupéfiante relaxe en première instance, a été définitivement innocenté, même si, après son décès, la cour d’appel a bel et bien établi que la fraude à l’arbitrage, établie dans la procédure civile, avait bel et bien été constitutive, au plan pénal, d’une escroquerie.

Au terme de cette interminable histoire, le scandale prend donc une tournure nouvelle : on est invité à penser qu’il ne s’est nullement agi d’un scandale d’État, mais d’une banale affaire d’escroquerie, impliquant deux comparses, d’abord un arbitre indélicat, Pierre Estoup, et un avocat qui était de mèche avec lui. Une banale affaire d’escroquerie comme il en existe tant dans la vie des affaires ! C’est l’épilogue invraisemblable de cette interminable affaire Tapie : la cour d’appel avait rendu un arrêt qui établissait de manière méticuleuse la radiographie d’une escroquerie au cœur de l’État ; la Cour de cassation n’a tenu aucun compte de cette radiographie, et en a établi une autre totalement différente : celle d’une escroquerie ourdie par des acteurs privés, qui a seulement été favorisée par la négligence des acteurs publics.

 

On ne sera donc pas surpris que ce fiasco judiciaire se double d’une bérézina financière pour l’État, qui ne va récupérer qu’une toute partie des sommes qui lui avaient été subtilisées lors de l’arbitrage frauduleux. Dans son arrêt, la Cour de cassation le suggère en apportant ces indications : « La cour d’appel a condamné l’avocat du dirigeant du groupe financier privé [Maurice Lantourne], l’arbitre [Pierre Estoup] et les liquidateurs du groupe financier à verser au consortium environ 392 millions d’euros en réparation de son préjudice. La Cour de cassation précise que cette condamnation interviendra “en deniers ou quittance”. Cela signifie que si le consortium récupère tout ou partie des 400 millions d’euros détournés, ces fonds ne pourront se cumuler avec la somme obtenue en réparation de son préjudice. En d’autres termes, le consortium ne pourra recevoir plus de 400 millions d’euros. »

Et d’ajouter : « En revanche, la Cour de cassation casse la décision de la cour d’appel qui déclarait recevable la constitution de partie civile de l’État français. En effet, elle considère que les préjudices invoqués par l’État ne découlent pas directement de l’infraction dont a été victime le consortium. Ils existent en raison de l’obligation qui pesait sur l’État de garantir les dettes de celui-ci. La cour d’appel de Paris devra donc statuer de nouveau sur ce point. »

Traduction : quoi qu’il arrive, l’État va perdre énormément d’argent du fait de cette escroquerie. Comme Mediapart en a récemment tenu le décompte, il faut en effet avoir à l’esprit que, au 31 mars dernier, les créances détenues par l’État sur la liquidation du groupe Tapie s’élevaient au total à près de 660 millions d’euros, soit le montant de la sentence, majoré des intérêts courant depuis 2008. Or, sur ce montant, on savait déjà que l’État risquait de ne jamais récupérer les 256 millions d’euros correspondant aux frais de justice et aux intérêts. C’est ce que confirme à sa façon la Cour de cassation.

C’est le paradoxe de cette affaire d’escroquerie : elle n’a officiellement prospéré qu’à cause de quelques négligences, mais elle aura coûté une fortune aux contribuables !