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« Refus d’obtempérer » : l’alarmante augmentation des tirs policiers mortels

La mort de Nahel s’inscrit dans une longue série de décès depuis l’entrée en vigueur en 2017 d’un article de loi  permettant un usage facilité des armes à feu pour les forces de l’ordre. Rien qu’en 2022, 13 personnes ont été tuées par des tirs de la police française sur leurs véhicules.

Camille Polloni

28 juin 2023 à 13h36

 

Le tir policier qui a mortellement atteint Nahel, un adolescent de 17 ans au volant d’une voiture, le 27 juin à Nanterre, rappelle une nouvelle fois quelques réalités préoccupantes. 

En France, aujourd’hui, refuser de s’arrêter lors d’un contrôle de police, ou tenter de s’enfuir pendant qu’il a lieu, peut entraîner la mort. En l’absence de vidéos incontestables ou de témoins particulièrement convaincants, c’est la version des fonctionnaires qui prévaut. De manière systématique, les fonctionnaires qui tirent avancent qu’ils étaient en danger et n’avaient pas d’autre choix. 

 

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Lors d’un entrainement au tir de policiers en 2018. © Photo Sébastien Calvet

En 2022, 13 personnes ont été tuées par des tirs de la police française sur leurs véhicules. Cinq policiers ont été mis en examen pour ces faits, la justice écartant – au moins dans un premier temps – la légitime défense. C’est le cas du policier de la BAC qui a tué Jean-Paul Benjamin, 33 ans, à Aulnay-sous-Bois. Ou encore du gardien de la paix qui a criblé de balles une voiture sur le Pont-Neuf, à Paris, tuant deux occupants et blessant le troisième. 

La même année, d’après les chiffres de l’Inspection générale de la gendarmerie nationale, rendus publics en juin, la gendarmerie ne déplore aucun décès lors de ses interventions pour des refus d’obtempérer commis par des automobilistes. 

 

Légitime défense et usage des armes 

Ces affaires de « refus d’obtempérer », réel ou supposé, interrogent deux principes qui régissent l’action des forces de l’ordre : d’une part la légitime défense, d’autre part le cadre légal d’usage des armes. 

En France comme en Europe, les règles de la légitime défense s’appliquent aux policiers et gendarmes, mais aussi à n’importe quel citoyen répondant à une agression. Fondée sur le principe de « l’absolue nécessité », la légitime défense ne peut être reconnue que si la riposte est jugée indispensable pour protéger son intégrité physique ou celle d’autrui, « immédiate » et « proportionnée » à la menace.  

La légitime défense est une cause d’irresponsabilité pénale : lorsque la justice la reconnaît, à n’importe quel stade de la procédure (dès le début de l’enquête, après une mise en examen, à l’issue d’un procès…), l’auteur des violences (avec ou sans arme) ne peut pas être poursuivi ou condamné, même si son action a entraîné la mort de quelqu’un. Pour aboutir à ce résultat, encore faut-il que l’enquête lui « donne raison », en démontrant que sa réaction était adaptée à la situation. 

En parallèle de ces règles générales, une réforme du cadre légal d’usage des armes par les forces de l’ordre est intervenue à la fin du quinquennat de François Hollande, en février 2017, sous la pression des policiers et de leurs syndicats. Elle a introduit une certaine confusion, en particulier dans les affaires de refus d’obtempérer. 

Le nouvel article 435-1 du Code de la sécurité intérieure s’attarde sur plusieurs situations spécifiques. Il prévoit notamment que les policiers, comme les gendarmes, peuvent désormais faire usage de leur arme pour immobiliser des véhicules dont les occupants refusent de s’arrêter et « sont susceptibles de perpétrer, dans leur fuite, des atteintes à leur vie ou à leur intégrité physique ou à celles d’autrui », y compris d’autres usagers de la route.  

Sans aller jusqu’à la « présomption de légitime défense » demandée par certains syndicats et l’extrême droite, cette disposition laisse une plus grande latitude aux policiers et gendarmes. Les fonctionnaires doivent analyser très rapidement le comportement du véhicule. Est-ce qu’il fonce sur eux ? S’il arrive à s’enfuir, risque-t-il de mettre en danger d’autres personnes ? Vaut-il mieux l’arrêter ou le laisser partir pour tenter de le retrouver plus tard ? La menace est-elle tangible et objective, ou simplement ressentie dans le feu de l’action ? 

 

Des tirs en augmentation

Depuis la réforme, les tirs sur des véhicules en mouvement, qui représentent environ 60 % du total des tirs effectués par la police française chaque année, ont augmenté. En 2017, leur nombre bondit brutalement, puis se stabilise, les années suivantes, à un niveau plus élevé qu’avant l’adoption de la loi.

 

Depuis la loi de février 2017 relative à la sécurité publique, les policiers ont davantage fait usage de leurs armes contre des véhicules en mouvement

Nombre annuel de déclarations de l’emploi de l’arme en direction de véhicules en mouvement.

 

 

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Le nombre de morts, lui aussi, augmente. Depuis l’entrée en vigueur de la loi, le site d’informations Basta, qui a constitué la seule base de données indépendante et fiable sur les personnes tuées par les forces de l’ordre, dénombre « 26 personnes tombées sous les balles des forces de l’ordre alors qu’elles tentaient d’échapper à un contrôle ou une interpellation, à bord de leur véhicule », contre 17 personnes tuées de 2002 à 2017. 

Selon les calculs réalisés par Basta, cette augmentation est essentiellement due à l’action de policiers, tandis que les gendarmes, déjà autorisés à faire feu dans les mêmes conditions avant la réforme, semblent avoir conservé les mêmes pratiques. 

Là où les militants contre les violences policières interprètent la réforme de 2017 comme un « permis de tuer », le sociologue Fabien Jobard la considère a minima comme « très problématique », parce qu’elle a créé « de la confusion dans des textes qui étaient très clairs »

 

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Émission « À l'air libre » du 16 juin 2022, avec Fabien Jobard. © Mediapart

 

« Le policier peut faire usage de son arme pour quelque chose... qui ne s’est pas encore produit », résume l’universitaire Sebastian Roché, également critique de cette réforme. L’avocat Laurent-Franck Liénard, qui défend quasi exclusivement des policiers (auteurs ou victimes d’infractions), s’y était lui aussi publiquement opposé. « Si on commence à dire aux policiers qu’ils peuvent tirer sur une voiture en fuite, nous aurons plus de coups de feu, plus de blessés et plus de condamnations de policiers »craignait-il au moment où la loi a été promulguée

Même dans les rangs de la police, elle ne fait pas l’unanimité. Interrogé par Mediapart en 2022, un commandant estimait que « les policiers se sont sentis davantage autorisés à faire usage de leur arme ». « Certains veulent en découdre sans aucun discernement », ajoutait ce fonctionnaire, inquiet du « niveau de recrutement très bas » et du « manque de formation »

« Ne pas remettre en question ces homicides commis par des policiers met en péril à la fois l’institution mais surtout en danger la population. On s’éloigne de plus en plus des valeurs d’une police républicaine. » 

« On ne doit pas mourir pour avoir refusé de s’arrêter », avançait de son côté Thomas, policier depuis vingt ans, pour qui « certains ont le sentiment de devoir mener une guerre contre les délinquants dont ils adoptent de plus en plus le même comportement ».  

 

Les refus d’obtempérer, nouveau combat politique

Si l’on peut supposer que la loi de 2017 a « décomplexé » les policiers sur l’usage des armes, l’IGPN et les autorités politiques avancent une autre explication : les refus d’obtempérer, c’est-à-dire le fait de ne pas obéir à l’ordre de s’arrêter, seraient en constante augmentation ces dernières années.

Une statistique est répétée en boucle : il s’en produirait un refus toutes les vingt minutes en moyenne. C’est-à-dire 27 700 en 2021, contre 26 589 en 2020 et 22 817 en 2019. Certains responsables politiques font même des « refus d’obtempérer » (parfois confondus avec les délits de fuite) le symbole d’un non-respect croissant de l’autorité.

Cette analyse a conduit le gouvernement de Jean Castex à doubler la peine encourue par les automobilistes coupables de refus d’obtempérer, dans une loi entrée en vigueur en janvier 2022. Auparavant puni d’un an de prison et de 7 500 euros d’amende, ce délit est désormais passible de deux ans de prison et de 15 000 euros d’amende. 

Si le refus d’obtempérer s’accompagne d’une « mise en danger » des agents chargés du contrôle, le conducteur risque jusqu’à sept ans de prison, contre cinq ans auparavant. Pour un simple « délit de fuite », c’est-à-dire le fait de quitter les lieux après avoir causé un accident de la route, un automobiliste risque trois ans de prison et 75 000 euros d’amende. 

À contrepied du discours ambiant, Sebastian Roché estime que les chiffres disponibles ne permettent pas de conclure à l’augmentation drastique des refus d’obtempérer. « Quand vous avez plus de refus d’obtempérer, c’est d’abord parce que vous avez plus de contrôles », rappelle-t-il.