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Affaire Hedi : la police prend le pouvoir à la gorge

Visé par un tir de LBD et tabassé le 1er juillet, Hedi n’a toujours pas reçu le moindre coup de fil du gouvernement. Les syndicats de police, eux, ont été accueillis avec les honneurs au ministère de l’intérieur. Ils font « pression » pour obtenir un statut juridique à part.

Ilyes Ramdani et Pascale Pascariello

28 juillet 2023 à 16h58

Qui a dit que l’exécutif méprisait le dialogue social ? La rencontre entre le ministre de l’intérieur et les organisations professionnelles de la police, jeudi 27 juillet, avait de quoi faire pâlir de jalousie les autres membres du gouvernement. Gérald Darmanin a été « à l’écoute », « proche de ses troupes », « ouvert » et « conscient des attentes », ont salué à l’unisson les représentants des fonctionnaires de police, réunis place Beauvau. « Je veux assurer les policiers de toute ma reconnaissance et de toute ma confiance », a dit le ministre. 

 

Illustration 1Gérald Darmanin, le ministre de l'intérieur, recevait à Beauvau les syndicats policiers, jeudi 27 juillet. © Photo Bertrand Guay / AFP

 

Une concorde qui ferait plaisir à voir si elle n’avait pas pour socle le soutien à des policiers accusés d’avoir tabassé et laissé pour mort Hedi, un jeune homme de 22 ans, après lui avoir tiré dessus au lanceur de balles de défense (LBD), à Marseille (Bouches-du-Rhône), dans la nuit du 1er au 2 juillet. Déjà applaudis à leur sortie de garde à vue, les quatre agents sont désormais mis en examen et l’un d’eux a été placé en détention provisoire. Soupçonné d’être l’auteur du tir, il a affirmé en audition ne se souvenir de rien, n’avoir rien vu et ne pas se reconnaître sur les images, comme l’a révélé BFMTV jeudi.

« Le savoir en prison m’empêche de dormir », a déclaré Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale (DGPN), dans Le Parisien dimanche 23 juillet. En guise de soutien à leur collègue, des policiers ont cessé de travailler à Marseille et ailleurs en France, arrêts maladie à l’appui ; d’autres se sont placés en « code 562 », une sorte de service minimum destiné à exprimer leur fronde. Un mouvement impossible à quantifier précisément, faute de communication gouvernementale. Gérald Darmanin a simplement indiqué à ce jour que « moins de 5 % » des policiers « se sont mis en arrêt maladie ou ont refusé d’aller au travail ». 

Dans tous les cas, le mouvement de contestation a dégradé ou mis en pause l’activité de nombreux commissariats à travers le pays.

Jeudi, à Beauvau, les organisations syndicales n’étaient pas venues se contenter des déclarations d’amour du ministre. Leurs revendications étaient précises : élargissement de la protection fonctionnelle (le financement des frais de justice par l’État, y compris pour les policiers soupçonnés de violences), maintien des primes quand un agent est suspendu, anonymisation des procès-verbaux d’audition de policiers mais aussi – et surtout – exemption de la détention provisoire pour les policiers soupçonnés de violences en service.

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À tout cela, Gérald Darmanin a dit oui sur le principe. « Le ministre était plutôt d’accord avec nos propositions », a triomphé Fabien Vanhemelryck, secrétaire général d’Alliance, jeudi soir. « On a des garanties pour sécuriser le métier de policier », a embrayé Grégory Joron, chef de file d’Unité SGP Police-FO. « Le ministre a accueilli les propositions des syndicats et demandé au DGPN d’étudier leur faisabilité opérationnelle et juridique », fait savoir son entourage. Pas d’opposition de principe, donc, à l’idée de créer un statut juridique à part pour les policiers et policières. 

Pendant ce temps-là, Hedi est chez lui, à Marseille. Il a perdu dix kilos et une partie de son crâne, il voit flou, il parle lentement, il est soumis à des migraines quotidiennes, il doit vivre avec un casque en attendant de nouvelles interventions chirurgicales. Mercredi, il a de nouveau témoigné devant la caméra de Konbini. La vidéo a été vue près de 30 millions de fois en deux jours.

Pas de quoi susciter la compassion de Gérald Darmanin, stoïque lorsqu’un journaliste lui a demandé une réaction à ce sujet. « Moi, je ne commente pas les affaires judiciaires en cours, a-t-il répondu. S’il y a eu faute, elle sera sanctionnée par la justice. Je veux apporter évidemment mon soutien à toute personne qui se sent blessée [sic]. Mais je veux aussi dire que les policiers réclament du respect, pas l’impunité. »

Plus étonnant encore, ni Élisabeth Borne ni Emmanuel Macron n’ont adressé le moindre mot d’empathie à l’égard du jeune homme. Contactés, les conseillers presse de la première ministre et du président de la République n’avaient pas répondu à l’heure de publication de cet article. En déplacement à Marseille jeudi et vendredi, la nouvelle secrétaire d’État à la ville, Sabrina Agresti-Roubache, n’en a pas profité pour aller voir Hedi ou sa famille, ni pour leur adresser le moindre message de soutien.

 

La justice s’inquiète, son ministre baisse la tête

Vendredi, lors d’un déplacement, Éric Dupond-Moretti a rappelé que la justice « a besoin, comme les policiers, de respect, elle a besoin d’indépendance, elle a besoin qu’on la laisse travailler ». « La justice ne se rend pas dans la rue et ne se rend pas sur les plateaux de télévision », a-t-il ajouté.

Mais le ministre de la justice n’a pas souhaité donner son avis sur la demande des policiers d’un statut spécifique en matière de détention provisoire. Il a même acté le principe d’une rencontre, en septembre, avec Gérald Darmanin et les syndicats de policiers, pour évoquer leurs desiderata législatifs. « Moi je dis merci [aux policiers], a enfin insisté, vendredi, le garde des Sceaux. Merci pour ce qu’ils ont fait, merci pour leur engagement, pour leur courage. »

Le ministre termine par ailleurs la semaine affaibli par son renvoi, confirmé vendredi, devant la Cour de justice de la République pour prise illégale d’intérêts. Une situation que dénoncent, dans un communiqué commun, l’Union syndicale des magistrats (USM) et le Syndicat de la magistrature (SM) : « Nos organisations considèrent que cette situation décrédibilise le garde des Sceaux et, par ricochet, affaiblit l’institution judiciaire toute entière. »

Dans la matinée de vendredi, les conférences nationales des procureurs généraux et des premiers présidents de cours d’appel ont tiré, de leur côté, la sonnette d’alarme – fait rare. « Une nouvelle fois, la remise en cause par le ministre de l’intérieur de l’application de la loi pénale par les magistrats constitue une critique directe des décisions de justice et de la déontologie professionnelle des magistrats », regrettent les signataires.

À propos des récents placements en détention provisoire décidés dans les affaires du jeune Hedi et de Nahel M. à Nanterre, ils insistent : « La remise en cause publique de ces décisions par les plus hauts responsables de la police nationale et par le ministre de l’intérieur lui-même ne peut que renforcer l’inquiétude [...] quant à la dégradation de l’État de droit que de tels propos révèlent. » Une charge inédite, sans doute, contre le locataire de la Place Beauvau.

« Ce qui me désespère, ajoute un magistrat parisien, c’est la rhétorique de la première ministre et du président de la République, qui disent qu’ils ne peuvent pas commenter une décision de justice alors que la question qui leur est posée est plutôt : le chef de la police française le peut-il ? »

 

La tétanie du pouvoir

Au milieu du grand silence ministériel sur la situation de Hedi, l’interview du ministre de la fonction publique, Stanislas Guerini, sur BFMTV vendredi, a quelque peu détonné. « Cette vidéo restera gravée en moi, a expliqué l’ancien dirigeant du parti présidentiel. À ce jeune homme dont la vie sera irrémédiablement changée, on ne peut que souhaiter de la force, du courage, adresser des mots et des paroles à sa famille et souhaiter que la vérité et la justice soient faites. C’est ce que la République lui doit. Dire cela, ce n’est pas parler contre les policiers comme je l’ai trop entendu dans le débat public. »

Le même matin, dans Midi libre, Gabriel Attal a pris quelques distances avec l’offensive policière des derniers jours. « Je n’ai pas compris les mots que [Frédéric Veaux] a employés sur la détention provisoire », a indiqué le nouveau ministre de l’éducation nationale. « L’autorité, ce sont des règles, a-t-il aussi souligné. Je crois qu’il faut toujours faire attention à ne pas les fragiliser en donnant le sentiment que certains pourraient être au-dessus ou en dessous des lois. »

Ces deux sorties de fidèles du chef de l’État mettent paradoxalement en lumière l’état de tétanie d’un pouvoir incapable de prononcer des mots aussi simples depuis une semaine. En 2016, sur le plateau de Mediapart, Emmanuel Macron se faisait pourtant solennel. « Je serai intraitable, promettait-il. Il faut mettre en cause la hiérarchie policière quand il y a de manière évidente un problème. Il faut une responsabilité policière et administrative quand il y a des comportements déviants. »

Les gendarmes ne sont pas des chevaliers blancs [...] mais nous ne demandons pas à être au-dessus des lois. Il faut rester dans le cadre du droit commun.

En 2019, il s’emportait en conseil des ministres contre ces « hauts fonctionnaires qui font de la politique parce que leur ministre n’en fait pas », appelant à « ne pas surpolitiser la haute fonction publique ». Pas plus tard que la semaine dernière, il exhortait les membres de son gouvernement, en tapant du poing sur la table du conseil des ministres, à « diriger leur administration »

Autant de grands concepts évaporés dans la fronde policière. Face à une corporation irascible et volontiers menaçante, qui se vante toujours d’avoir obtenu la tête du prédécesseur de Gérald Darmanin, Christophe Castaner, en 2020, l’exécutif courbe l’échine. Après les propos de Frédéric Veaux, Emmanuel Macron et Élisabeth Borne se sont contentés d’une condamnation du bout des lèvres (« nul n’est au-dessus des lois »), précédée et suivie de mots de soutien et de considération à l’égard des forces de l’ordre.

 

L’escalade policière, le silence des gendarmes

Conscients que le rapport de force est à leur avantage, soutenus par leur hiérarchie et leur ministre, les syndicats de police ne comptent pas s’arrêter là. « Nous demandons que le policier soupçonné d’avoir commis une infraction dans l’exercice de ses fonctions reste en liberté et puisse percevoir l’intégralité de son salaire, primes comprises, tant qu’il n’a pas été jugé, formule Éric Henry, d’Alliance. Nous souhaitons aussi que l’interdiction d’exercer son métier ne s’applique qu’à la voie publique pendant la durée de la procédure judiciaire. »

Dans Le Figaro, Linda Kebbab (Unité SGP Police-FO) assume de « maintenir la pression ». « Nous voulons des magistrats spécialisés sur l’usage des armes par les forces de l’ordre, précise la syndicaliste. Nous travaillons à rencontrer les présidents des groupes parlementaires, de la majorité présidentielle au Rassemblement national, pour la création rapide d’un statut spécifique du policier mis en cause dans ses fonctions. Il faut légiférer rapidement. » Le RN, qui dispose d’une journée de « niche » parlementaire le 12 octobre, pourrait être tenté de saisir la balle au bond en déposant une proposition de loi.

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En dehors de la droite et de l’extrême droite, le coup de pression trouve pour l’instant peu de soutiens. Mais la gendarmerie nationale, qui serait concernée au même titre que la police par une réforme législative, brille par son silence. Son patron, à l’inverse de Frédéric Veaux, n’a pas dit un mot.

« Il ne faut pas attendre de réaction, décrypte auprès de Mediapart un haut gradé de la gendarmerie. On garde et on se doit de garder une certaine mesure et un respect par rapport à la magistrature. » La même source dénonce « une dérive qui dure depuis plusieurs années », « une dégradation de la police, une hyperpolitisation, un poids démesuré des syndicats qui font du chantage », et juge que « l’instrumentalisation de la police par Darmanin et ses prédécesseurs mène droit dans le mur »

« Les gendarmes ne sont pas des chevaliers blancs et certains sont mis en cause pour avoir fait un usage disproportionné de la force, poursuit ce responsable de la gendarmerie. Mais nous ne demandons pas à être au-dessus des lois et je pense que c’est évidemment dangereux de faire une nouvelle loi pour protéger davantage les forces de l’ordre de poursuites en cas de délit ou de crime. Il faut rester dans le cadre du droit commun. Que Darmanin réponde ainsi favorablement aux demandes les plus extrêmes des syndicats de police, ce sont les prémices de l’effondrement de notre État de droit. »

Ce serait franchir une nouvelle étape vers le déni des dérives au sein de la police et donner un blanc-seing aux policiers qui agissent comme des électrons libres.

« La police est instrumentalisée comme jamais et ça va être dangereux, réagit de son côté un haut responsable du ministère de l’intérieur et spécialiste du maintien de l’ordre, qui a eu sous ses ordres plusieurs unités de police. Elle a trop été utilisée pour éteindre le feu et être en première ligne lorsque le gouvernement a voulu imposer des réformes par la force. » Une référence aux mouvements des « gilets jaunes » et contre la réforme des retraites.

« Les brebis galeuses n’ont pas leur place dans la police », ajoute-t-il, mais « le ministre de l’intérieur est obligé de répondre aux demandes les plus inquiétantes des syndicats pour garder le contrôle sur la base et éviter des mouvements comme celui des “policiers en colère” [né en 2016 à la suite de l’agression de policiers à Viry-Châtillon – ndlr]. De là à accepter de proposer une nouvelle loi... Ce serait franchir une nouvelle étape vers le déni des dérives au sein de la police et donner un blanc-seing aux policiers qui agissent comme des électrons libres, aux va-t-en-guerre ». Selon ce responsable, la « police n’est pas au-dessus des lois et pour retrouver une sérénité, il faut que les lois s’imposent pour tous en France ».

De son côté, un commandant ajoute : « Ils ne peuvent se passer de la police, il y a trop de risques de manifestations ou d’émeutes. Et l’exécutif ne peut se couper de la police à un an des Jeux olympiques. » Il regrette néanmoins que « depuis quelques années, la législation ait été revue pour répondre aux volontés des syndicats qui ne sont pas forcement justifiées ou peuvent avoir des effets pervers et faire prendre plus de risques, pour les citoyens comme pour les policiers... ». L’assouplissement du cadre légal de l’usage des armes lors des refus d’obtempérer (par une loi de 2017) en est un exemple. « Ces évolutions législatives inquiétantes en disent long sur la fébrilité de l’exécutif... »

Un haut fonctionnaire, spécialiste des questions de sécurité, ne partage toutefois pas ces avis. Interrogé sur l’impunité des policiers qui se voit renforcée, il préfère ne pas commenter, jugeant simplement que « le ministre a bien géré la sortie de crise avec les syndicats en évitant des frondes incontrôlables ».

Gérald Darmanin est persuadé que le soutien de la police lui est indispensable sur le plan politique, alors qu’il ambitionnait de remplacer la première ministre à Matignon. Vendredi, sur France 2, le premier secrétaire du Parti socialiste Olivier Faure a réclamé la démission du ministre, ainsi que celles du préfet de police de Paris et du DGPN. « Tous les trois défient la République, a accusé le député, malgré le risque de sédition. » 

Ilyes Ramdani et Pascale Pascariello