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La Pixel War 2023 s’est transformée en champ de bataille de l’extrême droite française

L’édition 2023 de Pixel War s’est achevée par une œuvre d’art virtuelle, instantané des préoccupations des internautes du monde entier. Mais cette année, sur les réseaux français, la fachosphère s’est mobilisée pour imposer ses thèmes et empêcher tout hommage à Nahel.

Jade Bourgery

28 juillet 2023 à 11h29

 

Lionel Messi, des personnages de manga, des drapeaux nationaux apparaissent sur une toile virtuelle. Nuit et jour, sept millions d’internautes ont participé du jeudi 20 au mardi 25 juillet à la troisième édition de la Pixel War, grand moment de la culture web habituellement boudée par les médias généralistes.

À chaque édition, Internet se transforme en une gigantesque œuvre d’art collaborative à l’occasion de la publication sur le réseau social Reddit (site de forums) d’une toile numérique de deux mille pixels sur deux mille pixels. Personne ne sait à quoi l’œuvre ressemblera à la fin et des millions d’inconnu·es se rassemblent virtuellement en communauté pour « dessiner » ensemble.

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Une partie de l'oeuvre finale après cinq jours de combats © Capture d'écran Jade Bourgery

Initialement imaginée par Josh Wardle, créateur du jeu de lettres en ligne Wordle, la Pixel War – d’abord appelée Place – est un mélange entre célébration de la créativité numérique et expérience sociale, une habitude pour cet ingénieur logiciel gallois. En 2015, il a lancé, toujours sur Reddit, The Button. Un « méta-jeu » en ligne mettant en scène un bouton virtuel et un compte à rebours de 60 secondes qui se réinitialisait dès qu’un·e internaute cliquait. Lui était alors associée une couleur visible sur le profil Reddit du joueur ou de la joueuse. Aucune explication n’a jamais été donnée par le créateur et Internet s’est transformé pendant quelques semaines en colonies rouges, vertes ou violettes. Épisode à la fois morbide et fascinant (lien en anglais) de l’histoire du Web.

Place est considéré comme moins clivant par son créateur. « Ce qui était vraiment incroyable, c’est de voir à quelle vitesse la communauté s’est organisée et a commencé à s’auto-réguler pour garder la toile positive », se félicitait (lien en anglais) après la première édition, Josh Wardle.

L’année dernière, des streamers français connus comme le jeune Kameto (1,7 million d’abonné·es sur Twitch), vidéaste spécialisé dans le sport en ligne, ou encore Squeezie (18,2 millions d’abonné·es sur YouTube) et Zerator (1,5 million d’abonné·es sur Twitch), s’étaient emparés du sujet guidant la communauté française de Reddit à consteller la toile numérique de drapeaux français et de dessiner Zinedine Zidane ou Thomas Pesquet.

 

Nahel et croix gammées

Profitant du lancement de l’édition 2023, un petit groupe d’internautes a souhaité ajouter sa pierre à l’édifice des œuvres françaises. Sur le réseau social de discussions privées Discord, la communauté s’organise et recueille les propositions de dessins (pixel art). Quand un internaute propose une illustration hommage à Nahel, les commentaires haineux et racistes s’enchaînent : « Et les violences des délinquants ?? Hommage aux policiers », écrit l’un, un autre s’en prend à la figure d’Adama Traoré, « pas de politique ici ». Ce dernier commentaire énerve particulièrement Tzitzimitl (qui a préféré garder son pseudo), 43 ans.

 

https://twitter.com/Tzitzimitl/status/1682910662819983360?ref_src=twsrc%5Etfw%7Ctwcamp%5Etweetembed%7Ctwterm%5E1682910662819983360%7Ctwgr%5E4a640d2bafa934c139af10f7830e887d7ac14cdd%7Ctwcon%5Es1_&ref_url=https%3A%2F%2Fwww.mediapart.fr%2Fjournal%2Ffrance%2F280723%2Fla-pixel-war-2023-s-est-transformee-en-champ-de-bataille-de-l-extreme-droite-francaise

Après le lancement d’un serveur autonome « Justice pour Nahel », le lendemain du lancement de la Pixel War, le groupe de « quatre ou cinq personnes », explique Tzitzimitl, décide de dessiner son hommage sans l’appui de la communauté française. Un parcours semé d’embûches raconte Olympe, 15 ans, lycéenne à Rennes (Ille-et-Vilaine) et administratrice du serveur : « Au bout de deux heures environ, le premier hommage à Nahel était fini, […] mais les bonapartistes ont lancé une attaque pour remplacer “Nahel” par “Lola”. Nous avons tenu une heure […] puis notre dessin s’est fait effacer, nous avons tenté de le refaire sans succès. »

Malgré de nouveaux arrivants, le groupe peine à tenter d’effacer les pixels rouges et blancs posés par une communauté autoproclamée bonapartiste qui compte alors plus de sept cents membres. À côté du drapeau français « officiel », créé et validé par la communauté française de Reddit, figure même un autre drapeau tricolore arborant le « N » de Napoléon.

 

Dans le même temps, sur le serveur bonapartiste nommée « La Grande Armée » que nous avons consulté, les internautes s’organisent et demandent l’aide du mouvement Génération Z d’Éric Zemmour. Le 23 juillet à 3 heures du matin, un internaute écrit : « Demain nous aurons le soutien de Reconquête (je voulais pas faire de politique au début mais c’est les seuls qui peuvent nous aider maintenant […]. » Plusieurs centaines de militant·es affluent, gonflant les rangs des bonapartistes et écrasant rapidement l’hommage au jeune Nahel à coup de croix gammées et de pixels désordonnés. Le groupe finira par remercier le parti politique d’extrême droite à la fin de l’événement.

La streameuse AliceRage (10 000 abonné·es sur Instagram) qui a participé pour la première fois cette année à la Pixel War regrette la tournure qu’a prise cette édition côté français : « C’est censé être un truc marrant, collaboratif et ça se transforme en truc immonde. » Elle-même a tenté de couvrir de pixels le « N » de Napoléon en vain.  

 

Lola, figure du « racisme anti-blanc »

À quelques pixels de là, une illustration représentant Lola, collégienne de 12 ans assassinée en octobre 2022, est apparue à de nombreuses reprises. Une création faite sous l’impulsion des streamers d’extrême droite Kroc Blanc (45 000 abonné·es sur YouTube), banni de Twitch, et Psyhodelik (206 000 abonné·es sur YouTube) en opposition avec celle de Nahel.

Comme Mediapart l’écrivait en octobre, la mort de cette jeune fille blonde a permis au parti d’extrême droite de relancer son concept fumeux de « francocide », qu’Éric Zemmour avait tenté de lancer en septembre. « Le tabassage, le viol, le meurtre, l’attaque au couteau d’un Français ou d’une Française par un immigré ne sont pas un fait divers. Pas plus un fait divers que le meurtre d’une femme par son mari. C’est un fait politique, que j’appellerai désormais francocide », avait-il alors affirmé.

Dans son débrief de Pixel War, le streamer Kroc Blanc revient sur les nombreuses « attaques des gauchistes » contre l’illustration de Lola. Il n’hésite pas à condamner le geste de « racisme anti-blanc » (8 minutes 01 de la vidéo).

Pour l’internaute Tzitzimitl : « On savait très bien que c’étaient uniquement des gens d’extrême droite qui participaient [à l’illustration de Lola – ndlr]. Même si, évidemment, ils disaient “c’est juste un hommage à une petite fille assassinée”. » Selon lui, se jouait aussi l’accord donné par les familles pour l’utilisation de l’image de Lola ou de Nahel : « Les parents avaient clairement dit qu’ils s’opposaient à toute récupération du nom et de l’image de leur fille à des fins politiques. Contrairement aux parents de Nahel, qui participent aux mobilisations “Justice pour Nahel” et demandent juste de ne pas utiliser de photos. »