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Le gouvernement à l’offensive contre les arrêts de travail « de complaisance »

La volonté de l’exécutif de réguler la recrudescence des dépenses liées aux arrêts maladie est soutenue par des organisations patronales et contestée par les syndicats.

Par Bertrand Bissuel et Thibaud Métais

 

 

Voilà un thème rêvé pour communiquer à la fois sur le sérieux budgétaire et la lutte contre les fraudes. Alors que les dépenses liées aux arrêts de travail s’envolent à un rythme de plus en plus soutenu, le gouvernement cherche à contrer cette évolution, qui pèse sur les comptes de la Caisse nationale de l’assurance-maladie (CNAM). A plusieurs reprises, depuis la fin du mois de mai, les ministres représentant Bercy ont exprimé leur volonté d’agir, à travers des mesures qui, depuis, ont commencé à être mises en œuvre, tandis que d’autres sont envisagées dans le projet de loi de financement de la Sécurité sociale de 2024, dont l’examen au Parlement est prévu à l’automne.

Les chiffres donnent un aperçu du phénomène. En 2022, les indemnités journalières versées à des individus ayant interrompu leur activité pour une raison de santé ou du fait d’une maternité se sont accrues de 8,2 % en un an, atteignant un peu plus de 14 milliards d’euros, selon un rapport publié fin juin par la CNAM. Si l’on tient compte des coûts liés à la prise en charge des femmes et des hommes atteints par le Covid-19, la facture atteint près de 15,8 milliards d’euros (+ 13,9 % par rapport à 2021).

 

Comme le relève l’Assurance-maladie, cette situation n’est pas nouvelle. Elle s’inscrit dans des « tendances de fond » observées « au cours de la dernière décennie ». Mais la « dynamique » s’avère plus puissante depuis la fin de la crise sanitaire : les montants indemnisés ont progressé de 5,5 % par an en moyenne entre 2019 et 2022 contre 2,3 % de 2010 à 2019.

 

Quelle est l’origine d’un tel emballement ? L’exécutif a beaucoup insisté sur les abus qui sont commis. « Ce qui est totalement anormal et même révoltant, c’est qu’il y a des gens (…) qui sont en arrêt maladie alors qu’ils ne sont pas malades », a déclaré Bruno Le Maire, le 20 juin sur France 2. Pour le ministre de l’économie, ces pratiques « pénalisent » les personnes qui cessent momentanément de travailler pour « de bonnes raisons » mais aussi notre système de protection sociale et « la nation tout entière ».

 

« Un système trop laxiste »

Auditionné le 14 juin au Sénat, alors qu’il était encore ministre délégué aux comptes publics, Gabriel Attal a, de son côté, souligné combien « il est facile de se procurer un arrêt maladie » en quelques minutes, sur les réseaux sociaux ou « par téléphone », moyennant une dizaine d’euros. Il a aussi soutenu que les congés de ce type tombent en « majorité le lundi ou le vendredi ». Sous-entendu : certains en profitent peut-être pour allonger leur week-end aux frais de la collectivité.

 

Plusieurs organisations d’employeurs ont accompagné, voire amplifié, ce discours. « Notre système est trop laxiste, notre système est très généreux, si bien que (…) tout le monde en use et, parfois, en abuse », a estimé François Asselin, le 29 juin sur Europe 1. Pour le président de la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME), « l’après-Covid, parfois, se traduit par des comportements un peu légers par rapport au travail et au fait qu’il suffit d’aller voir un médecin – qui, parfois, peut être conciliant – pour se mettre en arrêt de travail ».

Neuf jours plus tôt, au cours d’une conférence de presse, Geoffroy Roux de Bézieux, alors président du Medef, avait évoqué « le problème des arrêts (…) de complaisance » et « des fraudes ». Il avait cependant veillé à équilibrer son jugement en mentionnant « les questions de mal-être au travail » qui amènent de plus en plus de salariés à consulter un « psy ».

Cependant, ces propos font l’impasse sur des facteurs essentiels, si l’on en croit le rapport de la CNAM diffusé fin juin. D’abord, les individus en emploi étant plus nombreux, la probabilité qu’il y ait davantage d’arrêts de travail devient plus forte. En outre, la proportion de seniors occupant un poste est plus importante : quand ils doivent suspendre leur activité pour un motif médical, ils le font plus longtemps que la moyenne, car la durée des arrêts augmente avec l’âge, si bien que les sommes versées gonflent elles aussi.

 

Ces deux paramètres ont joué un rôle décisif dans la hausse des indemnisations durant la décennie précédente, comme l’avait montré une étude publiée en 2019 par trois personnalités qualifiées : Jean-Luc Bérard, alors directeur des ressources humaines de Safran ; Stéphane Oustric, professeur des universités ; Stéphane Seiller, magistrat à la Cour des comptes.

S’agissant de l’évolution – encore plus nette – enregistrée en 2022, d’autres « déterminants » ont alimenté la dépense, d’après la CNAM : instauration des indemnités journalières maladie pour les professions libérales, grippes saisonnières, revalorisations exceptionnelles du smic, liées aux tensions inflationnistes, qui se sont répercutées sur le niveau des indemnisations puisque ces dernières sont calculées en fonction de la rémunération perçue…

 

« Populisme »

C’est pourquoi plusieurs responsables syndicaux digèrent assez mal les éléments de langage des patrons de Bercy, qui méconnaissent les « vrais problèmes » et relèvent du « populisme », selon la formule de François Hommeril, le président de la CFE-CGC : « Le gouvernement veut juste, encore une fois, taper sur les salariés en laissant penser que si les arrêts de travail augmentent, ce serait parce que les gens sont de plus en plus fainéants », s’indigne-t-il. « Où sont les données qui démontrent qu’il y a de plus en plus d’arrêts les vendredis et les lundis ? », s’interroge Eric Gautron, secrétaire confédéral chargé de la protection sociale collective de Force ouvrière (FO). Cyril Chabanier, le président de la CFTC, trouve, lui aussi, que les chiffres précis font défaut pour accréditer la thèse selon laquelle l’attitude de travailleurs serait réellement problématique.

Au-delà de cette controverse, l’exécutif et la CNAM veulent agir dans trois directions. Premier axe : intervenir auprès des médecins, en particulier les quelque mille praticiens qui délivrent un nombre d’arrêts très supérieur à la moyenne, en leur notifiant un objectif de diminution de ces prescriptions. Les professionnels, qui accordent des congés maladie « à l’occasion de téléconsultations avec des personnes » extérieures à leur patientèle, feront, par ailleurs, l’objet de contrôles. Deuxième cible : les assurés. Eux aussi seront soumis à des opérations de vérification, afin d’empêcher et, éventuellement, de « sanctionner » les fraudes ou les abus.

Enfin, les employeurs sont invités à saisir les services spécialisés dans la prévention des « risques professionnels » (troubles musculo-squelettiques ou psychosociaux, etc.). L’idée de leur réclamer une contribution accrue pour prendre en charge une partie des arrêts de courte durée est également à l’étude.

Un scénario dont le patronat ne veut pas entendre parler : « Ça n’a aucun sens, ce serait une “double peine” pour les entreprises, car elles supportent déjà le coût des perturbations et éventuels remplacements imputables à ces absences, et parce qu’elles n’en sont pas responsables », confie Patrick Martin, le nouveau président du Medef.

« Il n’est pas question de transférer aux sociétés de petite taille de nouvelles charges », renchérit Pierre Burban, le secrétaire général de l’Union des entreprises de proximité (artisans, commerçants, professions libérales). La CPME y est tout aussi hostile et plaide pour trois jours de carence « d’ordre public », sans aucune compensation de la perte de rémunération. Le Medef, lui, avait défendu, en juin, le principe d’« un jour de carence qui ne peut être remboursé par personne », en excluant de ce mécanisme les individus en butte à des pathologies lourdes. M. Roux de Bézieux s’était également dit ouvert à une réflexion « sur les pratiques managériales » afin de comprendre pourquoi, « dans certains cas, [le] sentiment de mal-être augmente » dans l’entreprise.

Les syndicats, pour leur part, mettent la focale sur l’environnement dans lequel évoluent les salariés. « On sait que la crise liée au Covid-19 a eu de profondes conséquences psychologiques sur les gens et ça touche évidemment le monde du travail », argumente M. Hommeril. « Même des arrêts courts, de deux jours, peuvent être liés à une fatigue psychologique, à de mauvaises conditions de travail. C’est pour ça qu’il faut se pencher sur les causes de ces arrêts », complète Cyril Chabanier.

Eric Gautron, de FO, considère que les négociations, qui devraient avoir lieu à partir de l’automne entre les partenaires sociaux dans le cadre du « pacte de la vie au travail » souhaité par Emmanuel Macron, constituent une occasion pour aborder le sujet : « On peut discuter de cette question, car elle est liée à celle de la pénibilité. »

 

Bertrand Bissuel et Thibaud Métais