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Le Liberia prêt à concéder 10 % de sa superficie à une entreprise des Emirats arabes unis pour produire des crédits-carbone

Les « droits à polluer » issus de la conservation ou de la reforestation de près de 1 million d’hectares de forêt permettraient au pays de tenir ses engagements, comme le prévoit l’accord de Paris sur le climat.

Par Laurence Caramel

 

 Une biologiste et un garde-forestier dans la réserve naturelle de la forêt du mont Nimba, au Liberia, le 11 juin 2021.

Une biologiste et un garde-forestier dans la réserve naturelle de la forêt du mont Nimba, au Liberia, le 11 juin 2021. ZOHRA BENSEMRA / REUTERS

 

Le Liberia s’apprête à accorder des droits exclusifs sur 1 million d’hectares de forêts, soit environ 10 % de la superficie du pays, à une société privée émiratie qui devra commercialiser les crédits-carbone obtenus à partir de projets de conservation ou de reforestation. Un protocole d’accord entre le ministère des finances libérien et la société Blue Carbon LLC a été conclu en mars et le contrat définitif, portant sur une durée de trente ans, serait en passe d’être signé.

Blue Carbon LLC, qui est aussi en pourparlers avec la Zambie et la Tanzanie, a été créée il y a moins d’un an par cheikh Ahmed Dalmook Al Maktoum, un membre de la famille régnant sur Dubaï au sein des Emirats arabes unis (EAU). Les émirats pétroliers seront l’hôte controversé de la conférence annuelle des Nations unies sur le climat (COP28), fin novembre.

 

Selon une version confidentielle et encore provisoire du contrat que Le Monde a pu consulter, les parties envisagent de rendre public, à l’occasion de ce rendez-vous planétaire, un accord entre le gouvernement du Liberia et celui des EAU portant sur le transfert de « droits à polluer », comme le prévoit l’accord de Paris sur le climat, pour permettre aux Etats de tenir les objectifs qu’ils se sont engagés à atteindre afin de contenir la hausse moyenne des températures mondiales au-dessous de 2 °C, voire 1,5 °C.

 

De profondes inquiétudes

Une annonce certainement destinée à convaincre de la volonté des EAU de s’investir davantage dans la transition énergétique, alors que les engagements pris jusqu’à présent sont jugés largement insuffisants, voire « irréalisables », compte tenu des projets d’accroissement de la production d’énergies fossiles, selon une étude publiée le 20 juillet par Climate Action Tracker.

Au Liberia, ce contrat négocié dans le plus grand secret soulève cependant de profondes inquiétudes. Plusieurs organisations de la société civile se sont ainsi alarmées de la possible violation des droits des populations qui vivent dans les neuf territoires ciblés par le projet. Sur le million d’hectares convoité, moins de 400 000 hectares sont classés en aires protégées. Le reste est composé de terres relevant de différents régimes de propriété, mais toutes, selon le contrat, seraient vouées à être sanctuarisées.

 

« S’arroger des droits sur du carbone pour le commercialiser aurait des conséquences directes pour les populations en les privant de décider de l’utilisation de leurs terres. Le gouvernement doit avoir conscience qu’il se mettrait en infraction des lois sur les droits fonciers s’il considérait qu’il peut vendre le carbone de forêts qui ne lui appartiennent pas », prévient, dans un communiqué, la Coordination indépendante de la surveillance des forêts.

 

Le parti d’opposition du Peuple libérien a aussi appelé à la suspension des négociations avec Blue Carbon jusqu’à ce que les populations affectées soient « identifiées, informées des potentiels impacts économiques et sociaux et que leur consentement [soit] obtenu ».

 

« Pas le bon choix pour le pays »

Environ un tiers de la population du Liberia vit en zone forestière. Après plusieurs années de difficiles négociations, une loi sur les droits fonciers – considérée comme très progressiste dans la région – a été adoptée en 2018. Elle facilite la reconnaissance des droits de propriété des communautés villageoises et est censée les protéger de futurs accaparements, alors que près de 40 % de la superficie du pays sont occupés par de grandes concessions minières ou agricoles. Si le contrat entre Blue Carbon et les autorités mentionne le nécessaire « consentement libre, informé et préalable » des communautés, conformément aux recommandations des institutions internationales, il ne se donne que « trois mois » pour l’obtenir, ce qui est peu pour mener des processus de consultation complexes. Contactée par Le Monde, la société Blue Carbon n’a pas répondu à nos sollicitations.

 

A ce stade des discussions, les retombées financières pour le pays et les populations concernées ne semblent pas à leur avantage. Le gouvernement toucherait, sous forme de royalties, 10 % de la valeur du crédit-carbone que l’entreprise émiratie aurait l’exclusivité de vendre sur les marchés volontaires de carbone ou sur les marchés de conformité entre Etats, comme dans le cas de la transaction envisagée avec les EAU. Il devrait reverser la moitié de la somme aux communautés. A cela s’ajouteraient 30 % des bénéfices réalisés une fois soustraits les coûts de mise en œuvre des projets de préservation des forêts ou des programmes de plantation, les 70 % restants revenant à Blue Carbon LLC.

 

« En Afrique de l’Ouest, le Liberia est un des derniers pays à posséder encore de vastes étendues de forêts. C’est aussi un des plus pauvres de la planète. Il est donc important qu’il reçoive une compensation pour la protection de ses écosystèmes, mais nous redoutons que l’accord avec Blue Carbon ne soit pas le bon choix pour le pays », commente Saskia Ozinga, fondatrice de l’ONG néerlandaise Fern, spécialisée dans l’analyse des politiques forestières.

 

« Risque de greenwashing »

L’absence totale d’expérience de Blue Carbon dans la gestion de projets forestiers éligibles sur les marchés carbone suscite aussi des interrogations sur sa capacité à tenir ses engagements. « Il existe un risque évident de greenwashing. Blue Carbon est une société sous le patronage de cheikh Ahmed Dalmook Al Maktoum, membre de la famille royale, dont les activités se concentrent principalement dans la production des énergies fossiles », avertit Saskia Ozinga.

A Monrovia, la capitale, dans une atmosphère sous pression pour les militants de la société civile qui contestent l’opacité de cet accord, un précédent résonne dans les mémoires. « En 2010, à quelques mois des élections présidentielles, le pouvoir, en quête d’argent, a vendu illégalement 2,5 millions d’hectares de forêts ; nous sommes dans la même situation aujourd’hui », suspecte l’un d’eux, qui demande le respect de son anonymat. Le prochain scrutin, auquel le président George Weah est à nouveau candidat, aura lieu en octobre.

 

 

Le rythme de déforestation au Liberia continue à être un des plus élevés du continent. Les engagements pris pour préserver les forêts primaires de l’avancée rapide des plantations d’huile de palme ou de l’exploitation illégale n’ont pas été tenus. La Norvège, qui avait offert une enveloppe de soutien de 150 millions de dollars en 2014, a, dix ans plus tard, à peine décaissé un quart de la somme.

C’est une manne financière d’une tout autre ampleur qu’espère recueillir le Liberia en vendant le carbone de ses forêts à des gros pays pollueurs qui, comme les EAU – dont les émissions de CO2 par habitant sont cent fois celles du Liberia –, se sont engagés à atteindre la neutralité carbone d’ici à 2050.

La finalisation des règles sur les marchés carbone dans le cadre de l’accord de Paris ouvre, d’une certaine façon, un boulevard aux pays forestiers comme le Liberia. Les expériences émaillées de scandales de la vente de crédit-carbone sur les marchés volontaires pour compenser les émissions des grandes entreprises ont cependant servi de leçon. Dans de trop nombreux cas, elles n’ont servi ni les forêts ni le climat.

 

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Laurence Caramel

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