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Marilyne Poulain, ou les années de défense des travailleurs migrants

Celle qui a porté des milliers de régularisations quitte ses fonctions au sein de la CGT, usée. Son savoir-faire était apprécié dans les entreprises et les ministères.

Par Julia Pascual

Publié le 05 août 2022 à 15h00, modifié le 06 août 2022 à 02h05

Marilyne Poulain, à Figari (Corse-du-Sud), le 27 juillet 2022. 

 

Marilyne Poulain, à Figari (Corse-du-Sud), le 27 juillet 2022. KAMIL ZIHNIOGLU POUR « LE MONDE »

 

Nous sommes début 2020, dans les locaux vieillots de la CGT du 19e arrondissement de Paris. Une centaine d’hommes se sont serrés dans une salle de réunion. Ils sont Maliens, Mauritaniens, Sénégalais… Livreurs, plongeurs, ripeurs… Tous travailleurs. Tous sans-papiers. Bientôt, ils sortiront de l’ombre et exigeront de leurs patrons d’accompagner leur demande de régularisation devant le ministère de l’intérieur.

La femme assise au milieu d’eux – la seule de cette assemblée – et qu’ils écoutent presque religieusement leur expliquer comment organiser un piquet de grève, c’est Marilyne Poulain. Elle est la référente de la CGT sur les travailleurs migrants, membre de la direction confédérale du syndicat. Pour les hommes qui lui font face, elle est « Marilyne » tout court, celle dont le numéro de téléphone circule depuis des années dans les foyers de migrants, parce qu’elle a permis de faire régulariser tel parent, tel ami, telle connaissance.

 

Au cours de ses quatorze années d’engagement syndical, ce sont des milliers de dossiers qu’elle a suivis, au gré de la permanence hebdomadaire et routinière pour les sans-papiers de la CGT à Paris ou au gré de mouvements de grève plus féroces, comme, ces dernières années, celui des coiffeurs du quartier de Château-d’Eau, celui des manœuvres maliens du chantier de l’avenue de Breteuil, ou encore celui des nettoyeurs de nuit des restaurants Burger King. Emeline Zougbédé, sociologue et bénévole à la permanence des sans-papiers de la CGT, considère que Marilyne Poulain « a incarné et installé la question des travailleurs sans-papiers dans le débat public au moment où la figure du migrant économique est critiquée ».

Le 13 juillet, à 45 ans, la syndicaliste a pourtant démissionné de tous ses mandats à la CGT (elle reste membre du syndicat). Le jour même, sur les réseaux sociaux, où elle partage ses considérations politiques, ses coups de cœur littéraires comme les photos de son chat, elle a écrit à propos de cette « décision difficile », motivée par son « épuisement » mais aussi son amertume face aux divisions internes à sa maison mère, au « paternalisme » de certains, à la difficulté de dénoncer un « climat autoritaire et sexiste » qui règne par endroits. Son message lui a valu un SMS du secrétaire général Philippe Martinez, inquiet pour l’image de la CGT. « Si c’est tout ce que tu en retiens, que te dire… », lui a répondu, dépitée, l’intéressée.

 

« Interlocutrice incontournable »

Lors du pot de départ organisé le 6 juillet à la Bourse du travail de Paris, une assemblée hétéroclite était venue saluer la syndicaliste, composée de hauts fonctionnaires en costard cravate, de militants de la première heure – dont l’ancien numéro un de la CGT Bernard Thibault –, d’avocats, de journalistes, du réalisateur Romain Goupil, de l’actrice Brigitte Rouan et bien sûr, d’anciens travailleurs sans papiers.

 

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Marilyne Poulain a eu à cœur de dépasser certains antagonismes et de nouer des relations de travail resserrées au sein de chapelles ennemies, dont la Préfecture de police. Pour cela, « certains [camarades] se foutent de moi », disait-elle lors de son discours de départ. Elle s’en moque et se revendique « plus gramsciste ou luxembourgeoise que stalinienne ».

Lire aussi le reportage : Article réservé à nos abonnés Pour les sans-papiers, le difficile accès à une régularisation

 

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L’ancien préfet délégué à l’immigration en Ile-de-France, Julien Marion, reconnaît en elle une « interlocutrice incontournable » tandis qu’un ancien du cabinet du ministre de l’intérieur Gérald Darmanin, sous couvert d’anonymat, loue « quelqu’un avec qui on peut dealer » et qui fonde sa « capacité de négociatrice » sur « une connaissance concrète et précise des dossiers ».

Pour se persuader de la force de conviction de la militante, il suffit de réécouter Gérald Darmanin, le 10 novembre 2021, sur l’antenne d’Europe 1 : « La CGT fait un travail extrêmement remarquable lorsqu’ils essayent d’accompagner des personnes très faibles qui sont exploitées par des capitalistes parce qu’irréguliers sur le territoire national », soulignait alors le ministre de l’intérieur.

L’ancien directeur de cabinet de Muriel Pénicaud au ministère du travail, Antoine Foucher, devenu un proche de Mme Poulain, confie même : « Elle a contribué à me faire changer d’avis sur la question de la régularisation des travailleurs sans papiers. Et je ne suis pas le seul. »

 

Lutte contre le repli identitaire

La grande armée des travailleurs de l’ombre, c’est la cause de Mme Poulain. « On est plusieurs à t’en devoir une, côté employés comme employeurs », lui a déclaré Jean Ganizate, le patron de la chaîne de restaurants parisiens Melt, de passage à la CGT fin juin pour débrouiller le renouvellement du titre de séjour d’un de ses cuisiniers.

 

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« Je suis très fière de toi, tu es une lionne », l’a encore congratulée le jour de son pot de départ Aminata Soumaoro, une des anciennes coiffeuses de Château-d’Eau. Ce débrayage et le procès qui s’est ensuivi, c’est l’un des plus importants fait d’armes de la militante. « C’est la première fois que de la traite des êtres humains a été reconnue [par le tribunal judiciaire de Paris] en dehors des cas d’exploitation sexuelle ou d’esclavage domestique », souligne-t-elle.

Elle est convaincue que ces grèves contribuent à la lutte contre le repli identitaire, en démontrant à l’opinion publique que « l’égalité des droits est bénéfique à l’ensemble des travailleurs » puisqu’elle combat les situations d’exploitation et de dumping social.

 

« J’ai besoin de renouveler mon engagement »

La CGT, Marilyne Poulain y est venue en 2011, débauchée de l’association Autremonde, au sein de laquelle cette diplômée de français langue étrangère (FLE) menait depuis 2003 des projets d’alphabétisation dans les foyers de travailleurs migrants. Elle a participé aux premières grèves de travailleurs sans papiers en 2008 et 2009, qui ont débouché sur l’adoption de la circulaire dite « Valls », en 2012. Chaque année, grâce à ce texte qui énonce des critères de régularisation, quelque 30 000 personnes sortent de la clandestinité.

 

Une immense victoire à l’époque. Aujourd’hui, la circulaire Valls est devenue une sorte d’horizon indépassable pour les gouvernements, pétrifiés par la montée de l’extrême droite. « Les lignes sont difficiles à faire bouger », se désole la syndicaliste. Lorsqu’elle entend le même ministre, qui tressait à la radio des lauriers à la CGT, polariser aujourd’hui l’attention médiatique sur l’expulsion des délinquants étrangers, quitte à alimenter les amalgames les plus glissants au sein de l’opinion publique, elle soupire : « C’est vraiment Sisyphe. Il y a une forme d’usure et c’est une des raisons de mon départ. J’ai besoin de renouveler mon engagement. »

Pour penser l’après, Mme Poulain est partie en Corse-du-Sud, chez sa mère professeure d’anglais à la retraite et maire adjointe (centre droit) de Figari, de 1995 à 2020. C’est dans ce maquis qu’elle a grandi aux côtés des « natios », un univers qui ne l’a jamais tentée, elle qui était proche de sa grand-mère paternelle juive allemande.

Que fera-t-elle ensuite ? Il y a quelques semaines, pour plaisanter, et alors que son départ était évoqué dans une réunion, le directeur général des étrangers en France, Claude d’Harcourt, a fait croire au préfet de Seine-Saint-Denis – un département où la question des sans-papiers se pose avec acuité – que Marilyne Poulain allait être nommée sous-préfète. Le préfet aurait eu l’air catastrophé. « Elle a le sens de l’intérêt général et un vrai attachement à l’Etat, souligne pourtant un de ces commis de l’Etat. Le corps préfectoral s’enrichirait d’avoir quelqu’un comme elle. »

Julia Pascual

 

https://www.lemonde.fr/societe/article/2022/08/05/marilyne-poulain-ou-les-annees-de-defense-des-travailleurs-migrants_6137275_3224.html