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L’Irlande doit-elle limiter le nombre de centres de données ?

En 2022, les centres de données implantés en Irlande ont consommé autant d’électricité que la population urbaine. Face à cette situation, certains appellent à un moratoire. Quand d’autres pensent que le problème est ailleurs. “The Irish Times” est traversé par ces divergences.

 

OUI Le système est saturé

Plus on en apprend sur l’incidence réelle des centres de données, plus la politique irlandaise des vingt dernières années sur leur emplacement et leur importance paraît court-termiste. Au début de juin, l’Office central des statistiques a révélé que les soixante-quinze centres de données irlandais avaient mobilisé en 2022 près d’un cinquième de la production électrique du pays, l’équivalent de ce que consomment l’ensemble des foyers urbains en Irlande. C’est une hausse de 30 % par rapport à 2021, sachant qu’en 2015, ils n’avaient utilisé que 5 % de la production électrique du pays.

Cela représente une explosion de 300 % en moins de dix ans. Les spécialistes et le fournisseur d’électricité national, EirGrid, ont pourtant répété que le réseau électrique national était de plus en plus sous tension, notamment à cause des centres de données. Particulièrement énergivores, ces derniers peuvent alimenter des dizaines voire des centaines de serveurs informatiques. D’autre part, ils ne peuvent pas fonctionner sans système de refroidissement et consomment énormément d’eau. Les grands centres utilisent autant d’énergie et d’eau qu’une petite ville.

Avec trente nouveaux centres de données prévus, dont huit sont en construction, il est probable que le secteur totalise, d’ici à 2030, entre 23 et 30 % de la consommation nationale – la fourchette estimée par EirGrid. Celui-ci a imposé un moratoire sur la création de nouveaux centres dans la région de Dublin, déjà saturée. Cependant, disperser les centres ne résout pas les enjeux sous-jacents d’approvisionnement en électricité. Quant au gouvernement, il a répété en juin qu’il ne plafonnerait pas la croissance du secteur.

 

L’Irlande ne respecte pas ses engagements climatiques

Le pays a besoin de ces centres, essentiels au stockage et à la gestion des données pour les particuliers et les entreprises d’Irlande, ainsi que pour les activités internationales des Gafam. Mais en refusant de freiner cette croissance galopante, l’Irlande se soumet aux multinationales implantées sur son territoire, alors même que son réseau électrique est mis à rude épreuve et que le pays ne respecte pas ses engagements climatiques.

Des ministres ont souligné que les centres soutiennent la croissance économique et ont assuré qu’ils feraient bel et bien leur transition écologique. Mais ces affirmations sont dans l’ensemble invérifiables, au vu de la confidentialité qui prévaut dans le secteur. Dans le monde entier, des journalistes et des associations de citoyens ont dû poursuivre en justice des responsables politiques et des entreprises de centres de données (parfois dissimulées derrière des sociétés écrans) pour exposer la vérité sur leurs permis de construire et leur vaste consommation en eau et en énergie.

Aucune solution respectueuse de l’environnement ne semble d’actualité. En Irlande, l’énergie renouvelable est en majeure partie éolienne, et les perturbations du réseau électrique annoncées par EirGrid en juin nous rappellent que, sans vent, cette énergie disparaît. Il faudra des années pour mettre au point d’autres solutions, comme les parcs éoliens extraterritoriaux ou l’énergie houlomotrice.

L’Irlande possède déjà plus de centres de données par habitant que 99 % du reste du monde. Réguler leur prolifération semble logique. Le secteur doit aussi faire preuve de plus de transparence, tout comme le gouvernement.

 

NON Elle doit produire plus d’électricité : la croissance économique en dépend

La polémique autour des centres de données n’en finit plus d’enfler. Dernièrement, on s’est ému du fait que ces “usines sataniques” [selon l’expression du poète William Blake pour désigner les premières usines de la révolution industrielle en Grande-Bretagne] consommaient autant d’électricité que tous les foyers urbains d’Irlande réunis. De quoi, à l’évidence, marquer les esprits. Dans le même temps, on a du mal à y voir une menace existentielle.

Les ménages urbains représentent en effet moins de 18 % de la consommation d’électricité, selon les derniers chiffres de l’Office central des statistiques, qui datent de l’année 2021. Les ménages ruraux consomment une dizaine de pourcents supplémentaires, et l’éclairage public sans restriction 1 % de plus.

 

Tout le reste – 70 % de la consommation d’électricité – est englouti par ce que l’on pourrait appeler très grossièrement l’activité économique : en somme, les endroits où les gens exercent une activité et sont payés pour le faire. Cela va des garda stations [commissariats irlandais] aux centres de données. En Irlande, la répartition de la consommation d’énergie entre les ménages et le reste de l’économie est comparable à ce que l’on observe dans le reste de l’Europe, selon Eurostat.

Des questions légitimes se posent sur la consommation énergétique des centres de données et sur la nécessité d’opérer une transition vers des sources d’énergie renouvelables. On pourrait dire la même chose de la pléthorique industrie automobile allemande, très énergivore. D’aucuns jugent que l’Allemagne possède trop d’usines automobiles, mais il n’empêche : ce pays a su mieux sécuriser que nous son approvisionnement en électricité.

 

Un signe de réussite économique

Notre problème (à supposer que vous pensiez que nous en avons un) n’est pas ce que nous faisons de notre électricité. Le problème, c’est que nous n’en produisons pas assez. Quand l’économie irlandaise se développait au pas de charge, ces dernières décennies – portée par les investissements des entreprises de la tech, notamment dans les centres de données – nous n’avons pas suffisamment investi dans la production d’électricité. Or, plutôt que de combattre l’association de plus en plus répandue au sein de l’opinion entre les pénuries de courant et les centres de données, on a l’impression qu’on la laisse gagner du terrain.

Nous avons beaucoup de centres de données. Beaucoup plus que la plupart des pays au regard de notre superficie. Trop, sans doute. Mais [cette prolifération] peut être vue comme un signe de réussite économique et comme une preuve de la compétence du gouvernement en la matière. La cour assidue [du gouvernement] auprès des multinationales technologiques et pharmaceutiques a permis de doper la croissance économique irlandaise pendant des décennies. Notamment grâce aux centres de données, qui sont vus dès lors comme une manière de fidéliser certaines de ces entreprises, connues pour être particulièrement volages. Paradoxalement, ces dernières tirent profit d’une de nos rares ressources naturelles – à savoir un climat tempéré froid – qui permet aux centres de données irlandais d’être plus sobres et moins onéreux à faire tourner que ceux des pays qui présentent de plus fortes amplitudes de températures.

Lire aussi : Tech. La Silicon Valley licencie, l’Irlande tremble

Mais alors pourquoi fait-on porter aux centres de données le chapeau de décennies de choix hasardeux en matière de politique énergétique de la part de nos gouvernements successifs ? Beaucoup d’Irlandais ont le sentiment d’être laissés sur le bord de la route à l’heure même où le pays s’enrichit. Ils sont remontés, et la colère cherche toujours un exutoire.

Taxées de parasites, la tech et sa progéniture satanique – les réseaux sociaux – font ici un coupable idéal. Rien ne donne davantage l’impression aux Irlandais d’être laissés pour compte qu’un centre de données qui pompe toute l’électricité et remplit des poches qui ne sont pas les leurs. Surtout quand il s’en trouve un près de leur village et que les seuls emplois qu’il propose consistent à tondre la pelouse de son parc paysager.

Mais avant de ressortir nos torches et nos fourches et de marcher sur le centre de données le plus proche, peut-être est-il bon de rappeler qu’ils font partie de ce qu’on appelle le “socle industriel” de ce pays. Ils sont l’équivalent chez nous de Volkswagen ou de BMW. Ne supprimons pas de centres de données. Produisons plus d’électricité.

 

- John McManus, publié le 16 juin 2023

 

https://www.courrierinternational.com/article/controverse-l-irlande-doit-elle-limiter-le-nombre-de-centres-de-donnees