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À Saint-Denis, la « stratégie du choc » de Mathieu Hanotin met la ville en ébullition

Élu en 2020 à la tête d’une ville communiste depuis la Libération, le socialiste a entrepris une transformation au pas de charge de sa commune. L’opposition et d’anciens élus démissionnaires dénoncent une gentrification tous azimuts et la « brutalité » de la méthode. Le maire plaide « l’urgence à agir ».

Pauline Graulle

11 juillet 2023 à 18h13

 

Lundi 3 juillet, un calme précaire est revenu à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis). Place du Caquet, ils sont une centaine d’habitants, de responsables associatifs et d’élus en écharpe tricolore à avoir répondu à l’invitation du maire. Encore sonné par les émeutes qui ont embrasé sa ville à la suite de la mort de Nahel à Nanterre (Hauts-de-Seine), Mathieu Hanotin se poste devant le micro sous bonne escorte : à sa droite, Valérie Pécresse, présidente Les Républicains (LR) de la région Île-de-France et le socialiste Stéphane Troussel, à la tête du conseil départemental. À sa gauche, les deux députés de la circonscription, Stéphane Peu (PCF) et Éric Coquerel (La France insoumise).

Sur la petite estrade, le socialiste revient sur le « drame » du décès de Nahel, laisse paraître son émotion à l’évocation de la « tentative d’assassinat » visant le maire de L’Haÿ-les-Roses (Val-de-Marne), remercie les forces de l’ordre d’avoir résisté à « l’attaque de la mairie »… Et rembobine sur ce « terrible » samedi soir, durant lequel des émeutiers ont mis le feu au centre administratif, contigu de l’hôtel de ville. 

Cette même nuit, Mathieu Hanotin s’affichait sur les réseaux sociaux, dans sa « cellule de crise », face à un mur recouvert d’écrans de surveillance. Une communication à la Netflix qui a déclenché quelques railleries au sein de l’opposition.

 

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Le maire de Saint-Denis Mathieu Hanotin, le 25 mai 2023. © Photo Thomas Samson / AFP

À Saint-Denis, la trêve politique post-émeutes aura été brève. Si Stéphane Peu reconnaît que la gestion des violences en bonne entente avec le maire les a « rapprochés », trois petits jours après l’union sacrée du 3 juillet, les hostilités avaient déjà repris de plus belle au conseil municipal.

Au cours de ce dernier, on a pu entendre l’élue (du groupe Saint-Denis à gauche) Sophie Rigard demander un débat sur le rôle de maintien de l’ordre de la police municipale, mise en cause dans plusieurs affaires de violences (lire ici et )… ; ou encore l’ancien adjoint, devenu opposant (Parti radical), Brahim Chikhi, réclamer un « mea culpa » à celui qui « désosse les services publics dans les quartiers ». « Vous vous seriez grandi en n’essayant pas d’utiliser le registre de la petite politique ! », a rétorqué Mathieu Hanotin sous les protestations sonores de l’intéressé, avant de suspendre la séance.

Une greffe difficile

Un conseil municipal devenu le théâtre de passes d’armes incessantes, un maire excédé par sa remuante opposition, des adversaires politiques – tous classés à gauche – bien décidés à ne lui offrir aucun répit… Si la gouvernance municipale est réputée être un sport de combat, l’arrivée de Mathieu Hanotin, en 2020, à la tête de la plus grande ville du département a fait exploser les compteurs de la conflictualité locale.

Du « jamais-vu », confirme, sous le sceau de l’anonymat, un ancien élu qui préfère « ne pas en rajouter » sur ce début de mandat marqué par l’envahissement de certains conseils municipaux, des manifestations d’agents sur le parvis de la mairie et des démissions en série dans l’équipe dirigeante.

La faute à ce que Michel Ribay, ancien maire-adjoint écologiste (non inscrit) appelle la « stratégie du choc » du nouvel édile : « Le principe, c’est qu’il décide tout en chambre, parfois sans même l’avis de sa propre majorité, et ensuite c’est un bulldozer », avance celui qui co-anime aujourd’hui le blog de Saint-Denis, un média participatif très critique de la politique municipale. « Hanotin avance sans prendre en compte la société civile et les associations », abonde le député communiste et conseiller municipal d’opposition Stéphane Peu, qui juge que « la greffe [entre le maire et la ville – ndlr] n’a pas vraiment pris ».

Tout ça part d’une erreur de casting : la ville s’est trompée de maire, le maire s’est trompé de ville.

Rachid, habitant de Saint-Denis

Auprès de Mediapart, Mathieu Hanotin tire pourtant un bilan « extrêmement positif » de ses premiers pas à la mairie. Trois années certes « très intenses, car on a fait le choix d’attaquer tous les problèmes par la face nord ». Mais il assume : « Je n’ai pas été élu pour enfiler des perles… »

Ces derniers mois, deux décisions ont cristallisé les mécontentements. En septembre, tandis que le premier maraîcher bio faisait son apparition dans l’enceinte de la halle du centre-ville, les stands du marché découvert, postés sur la place Jean-Jaurès depuis le Moyen Âge, étaient renvoyés quelques dizaines de mètres plus loin, derrière la frontière symbolique formée par les rails du tramway.

De quoi alimenter le sentiment de relégation au sein d’une population fragile – la moitié vit sous le seuil de pauvreté – mais aussi souvent très politisée, qui, héritage communiste oblige, fourmille d’associations et de collectifs. D’autant que les habitants devront désormais s’adapter au nouveau schéma de circulation des bus qui, « pour rendre l’espace public plus praticable », ne relieront plus certains quartiers périphériques à la future zone piétonne du centre-ville. 

 

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À Saint-Denis en 2019. © Photo Emile Luider / REA

« Hanotin fait les choses sans nous demander notre avis, alors que ce n’était pas dans son programme », grince un commerçant qui a vu son chiffre d’affaires divisé par trois depuis le déplacement du marché. Son copain Rachid avait glissé un bulletin pour le socialiste en 2020. On ne l’y reprendra plus. « Tout ça part d’une erreur de casting : la ville s’est trompée de maire, le maire s’est trompé de ville », juge ce Dionysien très soucieux de « l’identité » d’une commune qu’il connaît « millimètre par millimètre ».

Aujourd’hui, Rachid en est persuadé : « Hanotin veut “nettoyer” la ville en vue des Jeux olympiques [qui se tiendront à Saint-Denis en 2024 – ndlr] ». Un terme que ne reprend pas l’intéressé, même s’il ne dément pas vraiment sur le fond : « Si les JO ne sont pas le moteur numéro 1, je n’ai rien contre donner une bonne image de Saint-Denis au monde entier, dit-il. Et puis je ne vois pas en quoi rendre plus agréable un centre-ville où il y a 52 % de logements sociaux serait un truc de bobos… »

Un « nouveau chemin » escarpé

Elle semble loin, l’arrivée triomphale du nouvel édile dans son bureau de l’hôtel de ville avec vue imprenable sur la basilique abritant le tombeau des rois de France. Une pièce que le socialiste a repeinte du sol au plafond, manière de marquer la rupture avec une gestion communiste jugée « laxiste », « défaillante » et « clientéliste ». Trois écueils auxquels il a opposé ses propres mots d’ordre : sécurité, propreté et « ville équilibrée ». « Saint-Denis était entrée dans une spirale de dégradation. Il fallait la mettre sur un nouveau chemin », revendique-t-il. 

La promesse tinte agréablement aux oreilles des classes moyennes de la ville. Mais aussi à celles d’une partie des quartiers populaires, pressée d’en finir avec une équipe sortante à bout de souffle. Le résultat sera sans appel : avec 60 % des suffrages exprimés – quoique sur un socle électoral de 20 % des inscrits –, Mathieu Hanotin tourne la page de sept décennies de règne communiste pour une alternance qu’il veut « historique ».

Au nom de « l’urgence à agir », le quadragénaire démarre vite. Et fort. En août, son arrêté anti-chichas sur la voie publique lui vaut les foudres de la gauche radicale locale. En septembre, son premier conseil municipal, qu’il consacre presque entièrement à l’armement de la police municipale, crispe encore ses opposants. « Pourquoi la gauche aurait-elle des complexes à s’occuper de la sécurité de ses habitants ? », rétorque celui qui, l’année suivante, recevra l’ordre national du Mérite sur le contingent de Gérald Darmanin.

À l’automne 2020, c’est la question sociale qui met le feu aux poudres. En cause : l’augmentation des heures de travail du personnel municipal imposée par le gouvernement. Alors qu’au même moment, Anne Hidalgo met en scène son combat contre cette mesure de l’autre côté du périphérique, Mathieu Hanotin joue le bon élève.

Après trois longs mois de grève, l’intersyndicale finit par jeter l’éponge. Et dénonce la curieuse conception du dialogue social de cet ancien proche de Benoît Hamon, classé chez les « frondeurs » socialistes quand il était député sous l’ère Hollande.

Loin de se satisfaire de ce premier bras de fer victorieux, le maire continue d’appuyer sur l’accélérateur. Quelques mois plus tard, il se lance dans l’externalisation des personnels de ménage dans les écoles, qu’il confie notamment au groupe coté en bourse Derichebourg.

« Faire tourner un service avec 40 % d’absentéisme, ce n’était plus possible », justifie aujourd’hui Mathieu Hanotin, qui assume de privatiser « si cela permet une économie de 3 à 5 millions d’euros et du coup, de ne pas augmenter les impôts ». Un « plan social » déguisé qui n’aurait d’autre but que de financer la centaine de policiers municipaux envoyés sur la ville, s’émeut alors l’opposition municipale.

À ceux qui reprochent à Mathieu Hanotin de gentrifier la ville : le processus n’a pas commencé il y a trois ans. C’est juste que ses prédécesseurs n’assumaient pas.

Stéphane Troussel, président socialiste du conseil départemental de Seine-Saint-Denis

La suite sera à l’avenant, avec plus de cinq cents postes d’employés municipaux supprimés en trois ans et des ruptures de contrats à la pelle. « Il avait cette idée que la précédente majorité communiste avait été trop dispendieuse et qu’il y avait du gras dans le fonctionnement des services, observe l’élue d’opposition Sophie Rigard. Or, du fait de la baisse des dotations de l’État, la mairie communiste avait déjà dû faire des économies de gestion. Résultat, les coupes budgétaires actuelles se font bien sentir, surtout pour les habitants les plus précaires qui ont le plus besoin du service public. » 

« Il a des pratiques dignes d’un élu de droite », accuse aussi le chef de file de La France insoumise à Saint-Denis, Bally Bagayoko, qui en veut pour preuve la suppression de trois ludothèques et d’une antenne-jeunesse, ou les démêlés du maire avec l’association MaMaMa créée durant le Covid pour aider les mères précaires à nourrir leurs bébés – elle sera finalement contrainte de quitter le local où elle était hébergée.

Sofia Boutrih, opposante communiste au conseil municipal, le décrit comme un « homme de coups », parfois ratés, comme lorsqu’il échoue à faire de la ville la capitale européenne de la culture en 2028 (lire ici le récit qu’en a fait la journaliste Nora Hamadi). Un politique qui préférerait au patient travail de l’ombre une communication tape-à-l’œil, que ce soit sur la mise en place de la cantine gratuite ou l’installation, deux fois par an, de bases de loisirs flambant neuves dans le parc de la Légion d’honneur.

« Mathieu Hanotin arrive après quinze ans de démission de la puissance publique, il a raison de montrer qu’il reprend la main, et il faut agir rapidement pour avoir des résultats rapides, le défend l’autre homme fort socialiste du département, Stéphane Troussel. Par ailleurs, à ceux qui lui reprochent de gentrifier la ville : le processus n’a pas commencé il y a trois ans. C’est juste que ses prédécesseurs n’assumaient pas. »

 

Un exercice du pouvoir solitaire

Le projet d’externalisation du ménage ouvre en tout cas un premier front au sein même de la majorité. Brahim Chikhi, la prise macroniste de la campagne, refuse d’engager la privatisation de manière si « brutale ». Il démissionne de manière fracassante, à l’été 2021.

 

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Mathieu Hanotin, en campagne pour les élections législatives en 2012. © Photo Jacques Witt / Sipa

En juillet 2021, c’est le directeur de cabinet du maire qui est démis de ses fonctions après avoir créé l’émoi en comparant une assesseure voilée à une « chauve-souris »­ – il a depuis été réintégré à d’autres fonctions. En février 2023, le conseiller municipal Christophe Durieux, habitant d’un quartier populaire de la ville qui fut un fervent « hanotiniste » pendant la campagne, refuse de voter le budget et quitte à son tour la majorité.

Un mois plus tard, Bertrand Révol, adjoint au tourisme et à l’économie sociale et solidaire, est cette fois exfiltré sans son accord pour intégrer ses anciens adversaires écologistes à la majorité. Bien qu’il n’ait jamais été un grand fan de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes), Mathieu Hanotin, discret soutien d’Arnaud Montebourg puis d’Anne Hialgo en 2022, peut s’enorgueillir d’un bon coup politique. Il sera terni par la publication d’un post Facebook où Bertrand Révol revient sur les détails rocambolesques de sa « rétrogradation » et dénonce les « manières de gangsters » de ses anciens camarades.

L’exercice vertical du pouvoir du maire, c’est sans doute ce qui fait le plus l’unanimité contre lui. Partout, on dénonce sa manie de prendre des décisions avec un petit noyau de proches ayant, comme lui, fait leurs classes à l’Unef (syndicat étudiant) et placés par ses soins aux postes clés. Mais aussi son absence remarquée sur le terrain, quand ses prédécesseurs se montraient régulièrement dans les rues de la ville.

« Sa façon de diriger la ville, avec qui il n’a pas de relation charnelle, est extrêmement techno », souligne Stéphane Peu. « Il peut avoir de très bonnes idées sur le papier, mais il n’a pas compris que gouverner une ville, ce n’est pas diriger une entreprise », abonde Christophe Durieux.

La publication sur les réseaux sociaux, début 2022, de photos le montrant accompagnant les forces de l’ordre dans la cité Gabriel-Péri vêtu d’un gilet pare-balles siglé « Maire de Saint-Denis » ont également fait beaucoup gloser. « Il a renvoyé l’image qu’il était un étranger dans sa propre ville », pointe Bally Bagayoko, qui parle d’un « maire débutant qui agit comme un enfant capricieux ».

Peu féru des temps de concertation avec les habitants – « c’est en accélérant qu’on gagne le match », dit Mathieu Hanotin –, le socialiste a d’emblée donné le ton à son arrivée à la mairie. Ignorant l’usage qui veut que le maire de la ville centre du département ne cumule pas ses fonctions avec la présidence de Plaine-Commune, le protégé de Claude Bartolone a raflé, dès le mois de juillet 2020, la présidence de la puissante communauté d’agglomération.

De quoi lui attribuer un poids politique sur la métropole sans commune mesure avec celui de ses prédécesseurs. « Tout cela est très stratégique, affirme Bally Bagayoko. Plaine-Commune est devenue le bras armé du PS dans sa stratégie de conquête du territoire. »

Les dernières élections n’ont en revanche pas été très reluisantes pour le socialiste. Aux régionales, il s’engage personnellement sur la liste départementale d’Audrey Pulvar, qui arrive dix points derrière celle de l’Insoumise Clémentine Autain à Saint-Denis. La même année, sa première adjointe Katy Bontinck fait un score modeste sur le canton de Saint-Denis.

Sentant peut-être le vent du boulet, l’amateur de poker – « Mathieu est un compteur de cartes », glisse Brahim Chikhi –  a sorti, au printemps, un nouveau projet de son chapeau : la fusion de Saint-Denis (116 000 habitants) avec la ville limitrophe de Pierrefitte (30 000 habitants), passée entre les mains du socialiste Michel Fourcade en 2008. Absent du programme de 2020, ce chantier politique pharaonique, censé aboutir juste avant les municipales de 2026, a fait aussitôt bondir l’opposition.

Stéphane Peu y voit un échange de bons procédés entre un maire « en mal de succession » (Michel Fourcade) et un maire « en mal de réélection » (Mathieu Hanotin). « Ce que racontent mes adversaires, c’est que Michel Fourcade perdrait à Pierrefitte et que Mathieu Hanotin, détesté par la population, perdrait à Saint-Denis, mais deux trucs négatifs, ça ne fait pas une victoire », ironise Mathieu Hanotin, qui justifie la fusion par les économies d'échelle sur les investissements de sécurité, d’écologie, d’énergie ou d’espace public qu’elle permettrait de réaliser.

Autant d’arguments qui peinent à convaincre ses opposants, à commencer par la communiste Sofia Boutrih qui met l’opération sur le compte des ambitions personnelles d’un maire qui deviendrait, dès lors, le premier magistrat de la seconde ville d’Île-de-France. Pour lui, le début d’une nouvelle ère.