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Haut-Karabakh : la fin d’une enclave née de la dislocation de l’URSS

Trente-deux ans après sa création, la République autoproclamée du Haut-Karabakh a annoncé s’autodissoudre, sous les coups de butoir militaires de l’Azerbaïdjan. L’épilogue d’un conflit séculaire.

Par Emmanuel Grynszpan et Faustine Vincent(Erevan, envoyée spéciale)

Publié le 29 septembre 2023

 

 Arayik Sarkissian et sa famille, réfugiés arméniens du Haut-Karabakh, attendent dans leur voiture l’arrivée de voisins de leur village. A Kornidzo (Arménie), le 25 septembre 2023.

Arayik Sarkissian et sa famille, réfugiés arméniens du Haut-Karabakh, attendent dans leur voiture l’arrivée de voisins de leur village. A Kornidzo (Arménie), le 25 septembre 2023. ERIC GRIGORIAN POUR « LE MONDE »

 

Le rêve d’indépendance s’est définitivement écroulé jeudi 28 septembre. Presque trois ans jour pour jour après son écrasante défaite militaire contre l’armée azerbaïdjanaise, l’entité séparatiste arménienne du Haut-Karabakh (aussi appelée « Artsakh ») s’est autodissoute, mettant fin à trente-deux ans d’existence. Par la force, mais aussi par un jeu diplomatique profitant des erreurs politiques de son ennemi, le régime autoritaire de Bakou a instauré sa souveraineté sur l’enclave située sur son territoire. La chute de la République autoproclamée du Haut-Karabakh (RAHK), dont la légitimité n’avait été reconnue par aucune chancellerie, pas même par l’Arménie voisine, clôt tragiquement un chapitre de l’histoire arménienne.

Refusant une « réintégration » forcée en tant que minorité sans aucune forme d’autonomie ni garantie de sécurité crédible, plus de la moitié de la population arménienne du Haut-Karabakh a fui en trois jours, dans l’urgence, l’avancée des troupes azerbaïdjanaises. Signe que les 2 000 membres des forces d’interposition russes ont manifestement échoué à conserver la confiance des civils arméniens, l’hémorragie ne semble pas près de s’arrêter. Effrayés par l’arrivée des Azerbaïdjanais, les quelque 120 000 habitants de l’enclave sont convaincus qu’ils ne pourront jamais cohabiter avec leurs ennemis, malgré la « réintégration pacifique » promise par le président azerbaïdjanais, Ilham Aliev. Le premier ministre arménien, Nikol Pachinian, constate, lui, un « nettoyage ethnique ».

L’animosité entre les deux peuples est à son comble après un blocus de neuf mois imposé par Bakou et les combats meurtriers des 19 et 20 septembre, qui ont achevé de briser les forces d’autodéfense de la RAHK. Contrairement à 2020, M. Pachinian n’a pas envoyé les forces armées de son pays porter secours aux Arméniens du Haut-Karabakh. A Erevan, beaucoup considèrent qu’il a sacrifié le Haut-Karabakh pour sauver l’Arménie elle-même.

De nombreux déplacés paraissent sidérés par la rapidité des événements et par l’effondrement de leur monde. « J’ai une question à vous poser : comment le monde entier peut laisser faire ça ? », interroge Zarineh, une réfugiée venue de Stepanakert, la capitale du Haut-Karabakh. « J’ai cru jusqu’à la dernière minute que la communauté internationale ferait quelque chose. Maintenant, c’est trop tard », poursuit la quadragénaire. D’après des images diffusées sur les réseaux sociaux – le Haut-Karabakh est inaccessible aux journalistes indépendants – l’armée et la police azerbaïdjanaises quadrillent déjà la quasi-totalité de cette région au relief très accidenté, y compris Stepanakert (Khankendi en azéri).

Un « conflit gelé » jusqu’en 2020

La RAHK est née le 2 septembre 1991 dans cette ville, dix jours après l’échec du putsch éclair de Moscou qui précipita la dislocation de l’URSS, dans un climat de violences interethniques croissantes dans le Caucase. Depuis 1988, pogroms et nettoyages ethniques se multipliaient dans les républiques soviétiques d’Azerbaïdjan et d’Arménie autour de cette enclave disputée de longue date. Sur les décombres de l’Empire russe, déjà, une première tentative d’autonomie, menée par les Arméniens qui considèrent ce territoire comme leur terre originelle, avait conduit à une intervention militaire des Azerbaïdjanais, et au déploiement, à titre provisoire, de troupes russes. Des massacres sont commis. En juillet 1921, sur intervention personnelle de Staline, le Haut-Karabakh avait ensuite été rattaché à la République soviétique d’Azerbaïdjan.

Soixante-dix ans plus tard, hostile au nationalisme arménien et aux velléités de rattachement du Haut-Karabakh à la république soviétique d’Arménie, Mikhaïl Gorbatchev ordonne alors, en 1991, à l’armée soviétique de soutenir les campagnes de représailles azerbaïdjanaises contre les milices arméniennes.

La situation s’inverse en mai 1992, lorsque les forces arméniennes brisent le siège de Stepanakert et prennent Chouchi (Choucha en azéri). La première guerre du Haut-Karabakh s’achève le 5 mai 1994, au prix de 30 000 morts, par un cessez-le-feu sous l’égide de la Russie. La RAKH contrôle alors non seulement le Haut-Karabakh, mais aussi sept districts mitoyens du Karabakh, soit 20 % du territoire d’Azerbaïdjan. Environ un demi-million d’Azerbaïdjanais et quelques milliers de Kurdes sont chassés de la région. Faute de règlement politique entre les deux camps, la guerre se transforme en un « conflit gelé » rythmé par des accrochages et de brèves éruptions de violence, jusqu’à la deuxième guerre, qui éclate le 27 septembre 2020.

Soutenue et financée par la République d’Arménie, la RAHK administrait une population d’environ 145 000 personnes composée à 99,7 % d’Arméniens, vivant chichement pour la grande majorité. Du fait de son enclavement et faute de débouchés économiques, son produit intérieur brut par habitant (4 700 dollars, soit environ 4 450 euros) est comparable à celui du Népal et dix fois inférieur à celui du Portugal.

Régime présidentiel disposant d’une Constitution et d’institutions démocratiques, la RAHK a dans les faits été gouvernée par un petit groupe de vétérans de la première guerre du Karabakh, couvés par les services de renseignement russes. Davantage encore qu’Erevan, l’entité séparatiste est restée sous la coupe de Moscou, qui pourvoyait à la totalité de ses arsenaux. Forte de ce soutien, et consciente de sa fonction géopolitique consistant à empêcher toute jonction entre Ankara et Bakou, la RAHK a manifesté durant toute son existence une intransigeance qui a fait échouer sept plans de paix négociés au cours des seize années de « conflit gelé ».

Le refus d’une troisième guerre par Erevan

Cette posture avait déjà provoqué des tensions avec Erevan, rappelle Nazrin Gadimova, chercheuse spécialiste de ce conflit basée à Istanbul. « Dans les années 1990, il y avait eu une confrontation entre le premier président de la République d’Arménie, Levon Ter-Petrossian, et les Karabakhtsy [dirigeants de la RAHK] car ces derniers rejetaient le plan du Groupe de Minsk [mené sous l’égide de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe]. Ter-Petrossian poussait vers une normalisation des relations avec Bakou et la Turquie. Son courage consistant à faire preuve de réalisme contre une opinion publique très nationaliste a échoué face au maximalisme de la RAHK. Mais les Arméniens ne portent pas seuls la responsabilité de la tragédie. Bakou a utilisé la force, ce qui va encore creuser le fossé entre les deux pays. »

Cette hubris, dont ont fait preuve les dirigeants de la RAHK – et, dans une moindre mesure, ceux de la République d’Arménie –, a permis à l’Azerbaïdjan de prendre sa revanche, tandis que Moscou, aux prises avec l’Ukraine, n’était plus en mesure d’imposer sa domination dans le Caucase du Sud.

Encore choquée par la sanglante défaite de 2020 (3 800 soldats tués sur une population totale de 2,7 millions d’habitants), la république d’Arménie a refusé massivement une troisième guerre avec l’Azerbaïdjan. D’autant qu’Erevan s’est aussi senti lâché par la Russie, à laquelle elle est formellement liée par une alliance militaire, l’Organisation du traité de sécurité collective, qui s’est révélée virtuelle.

En réaction, alors que les relations russo-arméniennes s’enveniment, le Parlement arménien a mis à l’ordre du jour, mardi 3 octobre, le vote de ratification du statut de Rome de la Cour pénale internationale (CPI), qui a émis au printemps un mandat d’arrêt visant le président russe, Vladimir Poutine, dans le cadre de la guerre en Ukraine. Un projet « extrêmement hostile », a immédiatement réagi le Kremlin, tandis qu’il s’est borné à « prendre acte » de l’annonce de l’auto-dissolution historique de la RAHK.

« Tout a joué en faveur de Bakou »

A posteriori, une partie des experts voit un déterminisme dans l’effondrement de la RAHK. Sa chute était « inévitable », estime Benyamin Poghosian, chercheur au centre de réflexion Applied Policy Research Institute, à Erevan. « Depuis début 2023, tout le monde savait que l’Azerbaïdjan allait attaquer le Haut-Karabakh, et que l’Azerbaïdjan voulait en finir par la force si les autorités de l’enclave refusaient de se dissoudre. »

« Entre 2021 et 2022, les autorités azerbaïdjanaises ont choisi la tactique du salami, coupant littéralement, morceau par morceau, les vestiges de l’Etat autoproclamé », observe le politologue russe Sergueï Markedonov. Pour ce dernier, « la partie arménienne a considéré le statu quo de 2020 comme un répit, tandis que la partie azerbaïdjanaise y a vu une nouvelle tentative de geler à nouveau le conflit. D’où les tentatives d’accélérer le calendrier. L’Occident, qui a misé sur la réduction de la dépendance énergétique à l’égard de la Russie, ne veut surtout pas exacerber les passions dans les relations avec l’Azerbaïdjan, tandis que la Turquie a toujours soutenu et continue de soutenir son partenaire stratégique. Tout a joué en faveur de Bakou. »

Nazrin Gadimova souligne les faux pas commis par Stepanakert : « Ils ont réclamé en décembre 2022 un mandat à durée indéterminée pour la mission d’interposition russe, dans un contexte de relations tendues entre l’Occident et la Russie après le début de la guerre en Ukraine. Une grave erreur qui a souligné la divergence d’intérêt avec Erevan et a conduit à l’impasse des négociations. » La protection de Moscou ne s’est pas seulement avérée virtuelle. Elle a précipité le départ des Arméniens du Karabakh.

Emmanuel Grynszpan et Faustine Vincent(Erevan, envoyée spéciale)