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Soulèvements de la Terre : « Il s’agit en fait d’une victoire à la Pyrrhus »

Malgré l’annulation de la dissolution de Soulèvements de la Terre, le juriste Nicolas Hervieu s’inquiète des arguments avancés par la Conseil d’État dans les quatre décisions rendues en même temps. En réalité « l’administration, par cette décision, pourrait ainsi avoir plus de latitude pour agir contre des associations écologistes ».

Jérôme Hourdeaux

9 novembre 2023 à 21h03

 

C’est par une communication solennelle, regroupant quatre dossiers distincts, que le Conseil d’État a voulu, jeudi 9 novembre, préciser « les critères justifiant la dissolution d’une association ou d’un groupement », selon les termes du communiqué de presse publié par la plus haute juridiction administrative.

Ces décisions étaient en effet particulièrement attendues car elles permettent de préciser le champ d’application de la loi « séparatisme » de juillet 2021. Parmi ces quatre dossiers, un était plus particulièrement suivi, celui de la dissolution des Soulèvements de la Terre, ordonné par le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin peu après les violents affrontements qui avaient marqué la manifestation contre la mégabassine de Sainte-Soline.

Certains espéraient également que cette décision soit un signal face aux procédures de plus en plus nombreuses visant les associations écologistes revendiquant des actions de désobéissance civile et qui se voient, par exemple, refuser des subventions au nom d’une violation du contrat d’engagement républicain introduit par la loi « séparatisme ».

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Des manifestants lors d’un rassemblement à Nantes, le 28 juin 2023. © Sebastien Salom-Gomis / AFP

Finalement, c’est une réponse ambivalente qu’a livré le Conseil d’État en suspendant une dissolution sur quatre, la plus médiatisée d’entre elles, celle des Soulèvements de la Terre. « Une victoire à la Pyrrhus », affirme même, interrogé par Mediapart, Nicolas Hervieu, juriste spécialiste des libertés et enseignant à Sciences Po.

 

Celui-ci souligne en effet que cette annulation n’a été accordée que « du bout des lèvres » et après avoir, en réalité, élargi les possibilités de dissolution.

 

Mediapart : Pourquoi le Conseil d’État a-t-il choisi de regrouper ces quatre dossiers de dissolution et de présenter ses décisions dans un seul communiqué solennel ?

Nicolas Hervieu : Il est logique que le Conseil d’État rende une décision solennelle pour en souligner l’importance jurisprudentielle. À travers ces quatre affaires, il a voulu préciser les critères de la loi « séparatisme » de 2021 quant à la possibilité de dissolution d’une association en cas de provocation à des violences contre des biens ou des personnes. C’était important car jusqu’à présent, il avait pu y avoir des décisions divergentes, notamment en référé.

Cette manière de prendre une position de principe est une méthode très classique qu’affectionne le Conseil d’État. Il donne une interprétation générale, puis il applique ces critères aux quatre affaires. En mettant bout à bout l’ensemble de ces décisions, il livre une image générale de son interprétation.

 

Quels sont ces critères ?

Le Conseil d’État expose trois hypothèses qui, selon lui, caractérisent une provocation à la violence contre des biens ou des personnes. Il y a tout d’abord l’incitation explicite ou implicite à des agissements violents. C’est l’hypothèse la plus simple et la plus logique que l’on pouvait déduire de la loi de 2021. La deuxième hypothèse est déjà plus problématique, car le Conseil d’État vise le fait de « légitimer publiquement des agissements d’une particulière gravité ». Qu’est-ce que « légitimer » ? C’est assez flou.

Enfin, la troisième hypothèse est le fait de rester inactif face à des incitations explicites à commettre des actes violents sur des moyens numériques de communication, que l’association doit modérer. En sanctionnant ainsi l’abstention de modération, le Conseil d’État impute aux associations les agissements de tiers. Cette interprétation fait écho à un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme rendu cette année.

 

Le bilan est donc plus contrasté que ne le laisse penser la décision sur les Soulèvement de la Terre ?

La décision sur les Soulèvements de la Terre est un peu l’arbre qui cache la forêt. Car, au final, la loi de 2021 telle qu’interprétée par le Conseil d’État élargit considérablement la possibilité de dissolution. Le cas le plus intéressant et le plus discutable est celui de la Coordination contre le racisme et l’islamophobie. On leur reproche tout d’abord d’avoir globalement défendu l’idée qu’il existe une islamophobie d’État. C’est déjà en soi contestable, car l’on pourrait considérer que cela relève de la liberté d’expression. En outre, il leur est reproché de ne pas avoir supprimé des commentaires haineux sur les réseaux sociaux. Cela va tout de même loin.

 

Et la décision au bénéfice des Soulèvements de la Terre reste-t-elle bien une victoire pour les associations écologistes ?

Il s’agit en fait d’une victoire à la Pyrrhus. L’annulation de la dissolution a été accordée du bout des lèvres. Le Conseil d’État commence par dire qu’il y a bien eu des situations où les Soulèvements de la Terre ont légitimé des comportements violents.

Mais, à la fin, il réalise une pirouette en appliquant un contrôle de proportionnalité dans lequel il estime que les provocations ont eu des effets réels mesurés et que donc la dissolution est excessive.

On peut voir cette solution de deux manières. Tout d’abord, on peut penser que le Conseil d’État a estimé que les violences les plus graves ont été commises par des personnes non liées aux Soulèvements de la Terre. Mais il est également possible de la voir, et je pencherais pour cette hypothèse, comme un avertissement sans frais, peut-être accordé en raison de la sympathie dont bénéficie le mouvement. Il n’est donc pas du tout à exclure que s’il y a de nouveaux appels à manifester, avec de nouvelles violences, le ministère de l’intérieur ne retente pas sa chance.

 

Au moins d’août dernier, le Conseil d’État avait déjà suspendu cette dissolution au motif que les violences avaient été « en nombre limité » et qu’elles s’étaient inscrites dans le cadre de la « désobéissance civile ». Que change sa décision sur le fond sur ce point ?

Le Conseil d’État dit quelque chose d’important pour la suite, à savoir que le fait que l’association défende une cause environnementale n’a pas d’influence sur la caractérisation de la provocation à la violence. C’est une remise en cause de ce qu’avaient dit les juges des référés et même un désaveu de leur décision.

Cette position contraste avec la jurisprudence de la Cour de cassation qui a pu considérer, notamment sur l’affaire des décrocheurs de tableaux du président, que certains actes ne constituent pas des infractions s’ils relèvent de la liberté d’expression. Aujourd’hui, le Conseil d’État juge que ce raisonnement ne s’applique pas pour les dissolutions.

La prise de position du Conseil d’État limite l’idée, espérée par certains, que l’action environnementale, même parfois violente, échappe aux mesures administratives du fait de la légitimité de leur action. L’administration, par cette décision, pourrait ainsi avoir plus de latitude pour agir contre des associations écologistes. Le bouclier qu’aurait pu constituer la désobéissance civile est fortement remis en cause.