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Le discret flirt entre le Rassemblement national et les lobbys

« RN, enquête sur un renoncement ». A rebours de leur discours en faveur des catégories populaires, les députés du parti d’extrême droite relaient les demandes des industriels du bâtiment, du secteur du tabac ou des laboratoires pharmaceutiques.

Par Clément Guillou

Publié le 8/12/23

 

Marine Le Pen échange avec Franck Allisio, député RN des Bouches-du-Rhône, lors d’une journée de niche parlementaire du groupe RN, à l’Assemblée nationale, le 12 octobre 2023.

Marine Le Pen échange avec Franck Allisio, député RN des Bouches-du-Rhône, lors d’une journée de niche parlementaire du groupe RN, à l’Assemblée nationale, le 12 octobre 2023. ALAIN GUILHOT

 

Un matin d’octobre, Pierre Kuchly voit arriver dans son wagon du Paris-Strasbourg un grand type, cheveux courts, serrant les pognes de toute la rame comme un politique en campagne. L’homme s’assied à côté de lui : c’est Jordan Bardella. M. Kuchly est patron de boîte dans le Val-d’Oise et vice-président de la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME). Il n’en pince pas pour le Rassemblement national (RN), mais le train démarre et la conversation aussi. « Je l’ai trouvé brillant, s’étonne-t-il encore. Il était à l’écoute, posait les bonnes questions, ce qui n’est pas souvent le cas des politiciens, qui arrivent avec plein de certitudes et sont là surtout pour vous convaincre. »

Mieux, M. Bardella dit « amen » à tout, renouant parfois avec la période « reaganienne » de Jean-Marie Le Pen : « Je lui parle de diminuer le coût du travail, de la liberté d’entreprendre, il me dit que j’ai raison ! » Lorsque l’organisation lui a demandé de faire le tour du salon Impact PME avec le président du RN, jeudi 30 novembre, ses collègues de province l’ont regardé plein d’envie. Depuis qu’ils rencontrent des députés d’extrême droite sur leurs territoires, ils aiment beaucoup cette nouvelle espèce d’homme politique « qui ne dit rien et écoute ». « Les patrons ne peuvent qu’être d’accord ! », s’amuse le chef d’entreprise, qui se reprend : « L’ennui, c’est que je n’entends pas leurs propositions. C’est quoi, leur projet économique pour la France ? »

 

Tendre l’oreille, serrer des mains et rendre service : depuis un an et demi, les 88 députés du RN sont envoyés à la conquête des sphères d’influence locales. Celles des Rotary et des Lions Club, des chambres de commerce et d’agriculture, des notaires et des avocats. Celles qui ont toujours voté à droite, travaillé avec les socialistes comme les gaullistes, et font obstacle à l’extrême droite. « On part à la connaissance de milieux qui nous étaient étrangers, pour ne pas les laisser aux LR [Les Républicains], qui y sont comme des poissons dans l’eau », résume le député RN de l’Ain Jérôme Buisson, un lepéniste historique passé des ronds-points de « gilets jaunes » aux sièges des PME de son département.

 

Désactiver le front républicain

En circonscription ou au Parlement, le premier parti des classes populaires qui votent n’accorde guère de temps aux plus fragiles ou aux grévistes. Ce socle est perçu comme fidèle. Aux yeux du RN, la clé du pouvoir réside dans la conquête des classes moyennes mais, surtout, dans la désactivation d’un front républicain qui est aussi politique qu’économique. « Il faut voir avec eux ce qui bloque, décrypte Louis Aliot, vice-président du parti, qui a conquis Perpignan en rassurant la bourgeoisie locale. Dans le front républicain, il y a l’argument “C’est des fachos”, mais aussi celui de la crédibilité. »

Le RN estime que si les patrons n’ont pas compris son programme économique, c’est qu’il le leur a mal expliqué. En guise de pédagogie, les chambres de commerce et d’industrie (CCI), les organisations patronales et syndicales recevront en 2024 un livret synthétisant les mesures économiques, fiscales et réglementaires du RN. « Le redressement du pays doit se faire en convergence avec les acteurs économiques. Ce sont nos murs porteurs », affirme Marine Le Pen au Monde. Elle confirme avoir « donné consigne aux députés de s’en rapprocher, de parler, d’expliquer notre position ».

Les députés RN ont pour interlocuteurs favoris les policiers, pompiers et agriculteurs-viticulteurs. Mais ils se trouvent des passions insoupçonnées pour les soirées organisées par les CCI, où le discours populiste contre les normes environnementales et la fiscalité séduit. « Je leur ai dit ce que je pensais du tout-électrique, une folie ! Les patrons opinaient du chef, ils se sont dit : “Celui-là, c’est pas un minus habens [un idiot]” », se gargarise le député RN du Loir-et-Cher Roger Chudeau. « Dans les CCI, les retours sont dithyrambiques », assure le secrétaire général du groupe RN à l’Assemblée, Renaud Labaye – la direction nationale des CCI n’a pas souhaité s’exprimer.

 

« On est œcuménique, on voit bien LFI »

Le RN se découvre aussi un intérêt pour deux secteurs quasiment absents de son programme, mais dont les représentants peuvent s’avérer précieux : le logement et la santé. Est-ce un hasard ? Louis Aliot considère la Fédération française du bâtiment (FFB) comme l’organisation « la plus puissante » parmi les décideurs économiques locaux, davantage encore que les CCI : « Ce sont eux qui appuient sur le bouton rouge. »

A l’Assemblée, la promotion immobilière a trouvé un relais zélé en la personne du député RN du Var Philippe Lottiaux, ancien directeur des services de Patrick Balkany à Levallois-Perret (Hauts-de-Seine), puis directeur de cabinet de David Rachline à Fréjus (Var), deux villes particulièrement bétonnées. Le député y relaie les demandes fiscales les plus gourmandes, en dépit de préceptes affichés par le RN : la lutte contre le déficit et le bétonnage. Apogée de ce flirt entamé entre le lobby de la construction et l’extrême droite, plusieurs députés RN ont déjeuné cette année au siège de la FFB avec son président, Olivier Salleron. « On est œcuménique, on voit bien LFI [La France insoumise] !, relativise l’organisation. Deux ou trois députés reçus sur une centaine en 2023… »

 

« On ne veut pas spécialement faire plaisir au bâtiment, justifie Renaud Labaye. Mais si les mesures qu’il nous soumet nous plaisent et répondent à l’intérêt général, alors on dit banco. » Marine Le Pen assure, elle, qu’« à la différence des députés de la majorité, [les élus du RN] sont beaucoup moins sensibles aux pressions. »

Peut-on parler de pressions lorsque les amendements sont… sollicités par le RN ? Dans le secteur de la santé, c’est parfois la collaboratrice du groupe RN en commission des affaires économiques et sociales – là où est débattu le projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) – qui recueille les doléances des groupes d’intérêt. Sophie Dumont les connaît tous : avant de se mettre au service du RN, elle était secrétaire générale de la principale organisation du secteur, la Fédération française des industries de santé, l’une des dix plus grosses fédérations du Medef. Pour revenir au Palais-Bourbon (où elle accompagnait un député LR entre 2012 et 2017), elle a repris son nom de jeune fille mais gardé son carnet d’adresses.

 

« Des positions surprenantes »

Le premier pharmacien de France, Philippe Besset – président de la Fédération des syndicats pharmaceutiques de France et de l’intersyndicale Les Libéraux de santé –, a ainsi été sollicité par Mme Dumont pour savoir comment elle pouvait aider la profession. « On a l’impression que ce sont les seuls à écouter ce que l’on dit, c’est très perturbant, dit-il, affirmant toutefois avoir refusé tout rendez-vous. De façon systématique, ils vont dans le sens de ce que nous défendons et recherchent notre adhésion en adoptant des positions surprenantes. »

La députée RN des Bouches-du-Rhône Joëlle Mélin, par ailleurs médecin, a ainsi été convaincue de défendre la fin de la dispensation de médicaments à l’unité, source d’économies pour l’Assurance-maladie, et de demander la suppression d’une mesure de lutte contre la fraude sociale des professionnels de santé. Le RN fait pourtant de la lutte contre la fraude un argument de campagne. De la même manière, le parti a défendu des amendements contre le renforcement de la lutte contre la fraude dans les hôpitaux, en lien avec la Fédération hospitalière de France.

En véritable avocate des causes perdues du lobby médical, Joëlle Mélin a aussi défendu l’exclusion des médicaments génériques, hybrides et biosimilaires de la « contribution M », une taxe sur le chiffre d’affaires des laboratoires. Une exclusion que le Gemme, le lobby des « génériqueurs », n’avait pas réussi à obtenir auprès de l’administration. Un rendez-vous a, enfin, été organisé par Sophie Dumont entre l’association de laboratoires Nères (médicaments sans ordonnance) et trois députés RN, dont Joëlle Mélin, comme l’a révélé Contexte en octobre 2022.

Auprès du Monde, Sophie Dumont, interloquée, admet avoir « beaucoup d’amis dans ce secteur, donc il nous arrive d’être en contact. Mais je n’ai pas spécialement besoin de les solliciter, et Mme Mélin n’a pas besoin de moi pour cela, elle connaît le secteur. Par ailleurs, je ne suis plus en charge du PLFSS. » Pourtant, le directeur des affaires publiques des Entreprises du médicament, le lobby de l’industrie pharmaceutique, affirme avoir été approché par Sophie Dumont lors d’une audition en vue de préparer le PLFSS 2024, afin de lui transmettre des amendements. Laurent Gainza a poliment décliné : « S’afficher avec des acteurs économiques de premier plan s’inscrit dans leur stratégie de crédibilisation. On est un très gros secteur industriel, économique et scientifique, on ne veut pas jouer les idiots utiles des extrêmes. »

 

« Je ne me fais pas d’illusions »

D’autres lobbys parisiens s’étonnent d’être sollicités directement pour transmettre des amendements, dans un jeu à front renversé. Un lobbyiste s’est même vu demander par une députée lepéniste, dans l’enceinte de l’Assemblée, si elle-même pourrait recourir à ses services pour défendre la cause animale. Mais les groupes d’intérêt qui acceptent des rendez-vous ne sont pas les plus nombreux. Certains lobbyistes avancent un devoir moral, d’autres agissent par pragmatisme compte tenu de l’isolement du RN dans la fabrique de la loi. Tout à leur volonté d’afficher leur entrée dans le grand monde, les députés lepénistes aiment publier leurs rencontres sur leurs réseaux sociaux et font vœu de transparence lorsque des amendements émanent d’un lobby – ce qui n’arrange pas forcément ces derniers.

Mais chaque groupe d’intérêt convient que nécessité fait loi, notamment là où les circonscriptions sont tenues par le RN. « Nous avons des interlocuteurs dans tous les partis hormis chez eux, mais je ne me fais pas d’illusions : je sais qu’à terme, le pragmatisme primera », concède Corine Le Sciellour, directrice générale déléguée de la Fédération des travaux publics. Moins d’embarras chez Dominique Métayer, à la tête de l’Union des entreprises de proximité, qui regroupe 2,8 millions de TPE-PME dans l’artisanat, le commerce de proximité et les professions libérales : « On respecte tous les élus dès lors qu’ils partagent nos combats. Nous, on est là pour faire avancer les choses. »

La Confédération nationale des buralistes a aussi trouvé dans le RN l’un de ses meilleurs alliés contre les hausses de taxes sur le tabac. Son chargé d’affaires publiques, Léopold Pinault, se félicite de pouvoir « travailler avec des députés qui connaissent nos problématiques », notamment… Joëlle Mélin.

Des amendements pour déréguler

L’ancien ministre de l’environnement Brice Lalonde, à la tête de l’association Equilibre des énergies, financée par les principaux émetteurs de gaz à effet de serre du pays (aéronautique, bâtiment, énergie), assume inviter les députés RN à ses ateliers et « les interroger, comme les autres partis ». Avec succès, puisqu’ils ont défendu deux amendements, visant à reporter une taxe sur un polluant, les hydrofluorocarbures, et à alléger une obligation d’installation d’ombrières photovoltaïques dans les parkings.

La gêne est plus palpable à la Fédération française des entreprises de crèches, le lobby des crèches privées, un business florissant dont la course au rendement a été dénoncée récemment par deux livres-enquêtes. Celle-ci a rencontré une poignée de députés RN, qui, malgré la réputation du secteur, ont relayé des amendements pour déréguler et étendre la niche fiscale qui nourrit déjà sa croissance. Le RN a ensuite voté en faveur de l’ouverture d’une commission d’enquête sur les crèches, demandée par LFI.

D’ores et déjà, le RN travaille à sa prochaine offensive en direction des professions d’influence. Après avoir lu, dans la presse, que l’Elysée réfléchirait à une loi « Macron 2 » pour libéraliser des secteurs réglementés, Sophie Dumont a décroché son téléphone : elle a appelé M. Besset, le pharmacien, pour l’assurer qu’il pourrait compter sur le RN.

 

Clément Guillou

 

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