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La dérive d’un centre pour mineurs délinquants du Groupe SOS

Tensions parmi les salariés, violences avec les jeunes, absence de formation… Ouvert en 2003 sur le causse de Mende pour éloigner de leur milieu les adolescents placés par la justice, le centre éducatif renforcé Lozère navigue de crise en crise.

Nicolas Cheviron

23 décembre 2023 à 16h22

 

Mende (Lozère).– Le lieu est isolé, sur un plateau boisé à mille mètres d’altitude, dans le département le moins peuplé de France. C’est sur le causse de Mende que le centre éducatif renforcé (CER) Lozère a ouvert ses portes en 2003. Géré par le Groupe SOS, il offre une mise au vert et un nouveau départ à des ados promis autrement à la prison. S’il peine à fonctionner, aucune crise n’avait cependant atteint la violence de celle que vient de traverser l’établissement.

Quand il découvre le centre, le 11 juin 2019, Tarik Zail est plein d’enthousiasme. Les locaux sont flambant neufs, avec des chambres individuelles, des espaces communs spacieux et fonctionnels, bien loin de la rusticité de la bergerie réaménagée qui a hébergé le CER pendant les quinze années précédentes. Le cadre est charmant, au milieu des pins. Idéal pour une rupture avec le monde urbain, ses tentations et ses névroses.

L’optimisme du nouveau directeur est cependant de courte durée. « Rapidement, des choses m’interpellent. Je comprends qu’on est davantage sur de la répression que sur de l’éducation », affirme-t-il. Il y a les sanctions, comme celle « consistant à faire dormir un jeune dehors, sous tente, en plein hiver », note-t-il, ou encore le recours au détecteur de métaux pour fouiller les jeunes. Une pratique réprouvée par la direction de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), autorité de tutelle du centre.

 

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Ouvert en 2003, le centre éducatif renforcé (CER) Lozère traverse crise sur crise © Photo Nicolas Cheviron pour Mediapart

Cédric Decarsin, qui a dirigé le CER d’août 2014 au printemps 2019, confirme le recours aux deux pratiques et les justifie par la nécessité de protéger son personnel face à la violence de ses hôtes quand le système judiciaire n’intervient qu’avec lenteur et parcimonie dans les affaires du centre. « Le but du détecteur était d’empêcher l’entrée d’armes blanches » après qu’un salarié « a été menacé par une lame », indique-t-il.

La nuit sous tente, quant à elle, « n’était pas une pratique courante, mais a pu être utilisée sur des cas d’espèce », comme la fois où un jeune refusait de remettre aux éducateurs un paquet contenant plus de 500 grammes de cannabis, poursuit-il. « Le gamin n’a pas voulu lâcher de toute la nuit, alors on lui a mis une tente et j’ai dit aux éducateurs de se relayer auprès de lui. »

Fraîchement diplômé d’une école de management, avec une spécialisation dans les établissements sanitaires et sociaux, Tarik Zail, lui-même ancien salarié de la PJJ, entend pour sa part faire appliquer à une équipe éducative expérimentée, mais peu formée – quasiment aucun de ses neuf membres n’est titulaire du diplôme d’éducateur spécialisé – les règlements et les méthodes qu’on lui a inculquées .

Du côté des salariés, l’attitude du nouveau « patron » en énerve plus d’un. On le juge dogmatique, cassant, sans nuances et sans empathie pour son personnel.  La première crise de tarde pas. Quelques jours à peine après l’arrivée d’un premier groupe d’adolescents, Tarik Zail doit faire face à un déchaînement collectif de violence inédit dans l’histoire du centre.

Mise à sac d’un gîte de montagne

Le CER accueille, deux fois par an, sept à huit jeunes de 13 à 18 ans, placés là par la PJJ pour des sessions de quatre mois et demi. Celles-ci commencent par une phase de rupture, à base d’activités physiques et au grand air, visant à extraire les mineurs de leur univers mental habituel et à resserrer les liens au sein du groupe. Elle est suivie par une phase de remobilisation (travail éducatif et de remise à niveau scolaire) puis une autre d’insertion et de préparation à la sortie (stage d’immersion dans le milieu professionnel).

Début août, les jeunes sont ainsi en séjour de rupture à la Croix de Bauzon (Ardèche) quand ils mettent complètement à sac le gîte de montagne qui les héberge. « Ils ont explosé tous les meubles, toutes les portes, pris les lances à incendie et arrosé les faux plafonds, qui sont tous tombés. Il y en avait pour 20 000 euros de dégâts », se souvient Roger*, ex-éducateur du CER. « Un des jeunes en a aussi profité pour faire une fugue et rentrer voir sa mère en auto-stop jusqu’à Marseille. »

La direction de SOS Jeunesse, propriétaire du CER et filiale du puissant Groupe SOS, acteur majeur de l’économie sociale dirigé par Jean-Marc Borello, proche d’Emmanuel Macron, impute l’incident aux « difficultés que certains salariés ont rencontrées pour s’adapter » au changement de direction, ainsi qu’à l’absence de plusieurs personnels titulaires, en arrêt maladie et remplacés en dernière minute par des CDD.

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« La situation a créé un déséquilibre au niveau des ressources humaines, impactant directement la qualité de la prise en charge des mineurs et se manifestant par des changements notables dans leur comportement », affirme par écrit Maxime Zennou, le directeur général de SOS Jeunesse, qui gère dix centres relevant de la PJJ. Trois adolescents sont déférés devant la justice. Deux d’entre eux finissent incarcérés.

La session suivante ne part pas sur de meilleures bases. Outre les difficultés liées à l’irruption de la pandémie de Covid-19 – les jeunes sont confinés dans leurs chambres à partir du 17 mars 2020, avec des tablettes pour seul divertissement et une sortie journalière, à bonne distance les uns des autres, pour éviter la neurasthénie –, le centre doit faire face à un contrôle de dysfonctionnement diligenté par la PJJ en réponse à deux plaintes de parents.

La première accuse un binôme d’éducateurs d’avoir obligé un jeune à se déshabiller, puis, seulement couvert d’une serviette, à effectuer une génuflexion pour faire sortir de son anus d’éventuels objets interdits. Mais l’enquête tourne court. « Nous avons reçu les deux éducateurs, qui ont nié en bloc et ont accusé le mineur d’être un manipulateur, indique Tarik Zail. En l’absence de preuves matérielles, ils ont juste écopé d’un rappel à l’ordre. »

La deuxième concerne des allégations de violences verbales, insultes et menaces, contre un adolescent, dont se serait rendu coupable un salarié lors d’une sortie pédagogique à Alès, avant le confinement. Cette fois, la direction met à pied l’éducateur accusé et entame, sur la base des recommandations de la PJJ, une procédure de licenciement pour « comportements inappropriés ». Celle-ci est cependant abandonnée, en raison d’un refus de l’inspection du travail.

Les deux affaires exacerbent les tensions entre la direction et une partie du personnel. Une rivalité s’installe en outre au sein de l’équipe entre les anciens et les remplaçants réguliers en CDD recrutés dans l’urgence par Tarik Zail, pour partie en faisant appel à son carnet d’adresses personnel. Les premiers accusent le directeur de privilégier les seconds dans la distribution des lucratives astreintes.

Des équipes à bout

Le 2 février 2021, c’est l’explosion. Le salarié visé par la tentative de renvoi prend à partie le directeur du CER lors d’une réunion de service, le couvrant d’insultes, quasiment front contre front. Le directeur riposte, réclame de ses salariés des témoignages écrits incriminant son adversaire, une démarche mal perçue par l’équipe. Dans les jours qui suivent l’esclandre, cinq personnels se placent en arrêt maladie, alors que le centre s’apprête à accueillir une pleine fournée d’adolescents.

La désorganisation du centre atteint son apogée. « Les remplaçants se succédaient. Certains ne passaient même pas la journée et, quand on n’en trouvait pas d’autres, les éducateurs en poste devaient faire des semaines sans fin, sans pouvoir rentrer à la maison, relate Sylvie, une ancienne éducatrice. À cause du stress, j’ai contracté une maladie et j’ai dû me faire opérer. Le chirurgien m’a fortement déconseillé de retourner y travailler. »

« Dans ma plus grosse semaine, j’ai travaillé plus de 90 heures. Une fois, j’ai bossé dix-sept jours consécutifs, se souvient son collègue Mathieu, dont le témoignage est loin d’être isolé. Les plannings pouvaient changer plusieurs fois dans la même semaine. Je ne pouvais plus rien faire à côté du boulot. J’étais à bout en permanence. » Conséquence : les derniers salariés titulaires valides, qui se démènent pour assurer des conditions de séjour décentes aux adolescents, finissent en burn-out.

L’inspection du travail est alertée par les salariés. Elle constate de nombreuses irrégularités dans les plannings, le décompte des heures travaillées et la rémunération des heures supplémentaires, du travail de nuit ou des dimanches et jours fériés. Le Groupe SOS diligente un audit réalisé par un prestataire extérieur. Mais il reste peu disert sur ses suites. « Aux côtés de l’inspection du travail, nous avons mis en place des mesures que nous ne souhaitons pas détailler ici », commente Maxime Zennou.

L’incessant turn-over et le manque total d’expérience de certains remplaçants rendent impossible la dynamique d’équipe et empêchent l’installation d’un cadre pour les jeunes.

La deuxième session de 2021 a lieu en effectifs réduits, avec seulement cinq jeunes accueillis, dont seulement trois iront au bout du séjour. La surcharge de travail affecte aussi la qualité de la prise en charge des adolescents. « Quand on fait 60 heures dans la semaine et qu’on fait la nuit en plus, il suffit qu’un ado vous regarde de travers pour qu’il y ait des débordements », commente Sélim, éducateur.

Quant à l’incessant turn-over et au manque total d’expérience de certains remplaçants, ils rendent impossible la dynamique d’équipe et empêchent l’installation d’un cadre pour les jeunes, a fortiori d’un projet pédagogique. « C’était compliqué de prendre le service après certains binômes qui ne faisaient pas appliquer le règlement de fonctionnement, indique ainsi Aurore, une ancienne salariée. Ils fermaient les yeux sur des comportements inappropriés. Dès lors, il y avait l’équipe des gentils et celle des méchants. »

Selon plusieurs témoignages, le laxisme s’installe en particulier au niveau de l’interdiction de consommer de la drogue – essentiellement herbe et cannabis. « Certains éducateurs remplaçants voyaient des jeunes fumer et tournaient le dos pour ne pas devoir aller au conflit », assure Jean, ex-éducateur.

Le manque de solidarité au sein de l’équipe va parfois plus loin. « Un éducateur qui m’avait déjà agressé dans le passé a rapporté aux jeunes des informations les concernant que j’avais partagées avec la direction, affirme Mathieu. Et moi, je devais retourner au travail le lendemain avec ces mêmes mineurs qui n’avaient qu’une envie, me tabasser. »

Le directeur continue pour sa part de redouter les foudres de l’éducateur qu’il a tenté de licencier. Même son remplacement par un duo - directeur et cheffe de service – ne met pas fin à la crise. Alors que la première session de l’année a été décalée d’une quinzaine de jours pour permettre la reconstitution d’une équipe complète, celle-ci est à nouveau décimée par les arrêts maladie. C’est dans ce contexte que le CER doit faire face à une nouvelle explosion de violence, dirigée cette fois contre un de ses hôtes.

« Il s’agissait d’un jeune transféré de Nîmes trois semaines après le début de la session, qui débarquait dans un collectif déjà constitué, relate Cécile Delmas, alors cheffe de service. Le soir même, j’étais alertée parce qu’il avait été frappé au visage par d’autres mineurs. Après un passage aux urgences, il a fini par parler aussi de l’agression sexuelle dont il avait été la victime. » Quatre agresseurs présumés sont déférés, trois d’entre eux sont incarcérés.

La deuxième session de l’année est également marquée par les tensions, entre salariés cette fois. Affirmant avoir été pris à partie et menacés par un éducateur hors de l’établissement dans deux incidents séparés, deux personnels partent en arrêt maladie. Une plainte est déposée.

Il faut attendre 2023 pour assister à une relative stabilisation, à la faveur de ruptures conventionnelles en série et de plusieurs embauches. « En août, pour la première fois, nous avons retrouvé la même équipe qu’à la session précédente. On parvient enfin à se recentrer sur le travail que nous avons à faire », affirme Cécile Delmas, qui a repris cet été la direction du CER. Les nouvelles recrues ne sont pas plus diplômées que les précédentes, mais un formateur de la PJJ intervient régulièrement sur le causse pour les former, et « elles y mettent du cœur », assure-t-elle.

Seuls face à la violence

La bonne volonté du personnel suffira-t-elle à remettre le CER sur une voie vertueuse ? Cédric Decarsin en doute. Quand il est arrivé au centre, au printemps 2014, en tant que simple éducateur, le centre traversait déjà une crise majeure. « Les éducateurs arrivent pleins de bonne volonté, mais au bout de quatre ans, ils en veulent à la terre entière. Ils ne peuvent plus blairer les gamins, sont déçus parce qu’ils n’ont pas été capables de faire valoriser leurs acquis de l’expérience (VAE). C’est cyclique, la même chose se reproduira au CER d’ici trois ans. »

Parmi les causes de cette usure psychologique, plusieurs éducateurs du centre désignent le sentiment d’être laissés seuls face à la violence des mineurs par leur institution. « Il y avait un jeune en particulier. Avec lui, tous les jours, il se passait quelque chose. Des agressions physiques répétées. J’étais obligé de le plaquer au sol. J’écrivais tous les jours dans le carnet de liaison, mais la direction ne réagissait pas », se souvient ainsi l’éducateur Jean.

Un salarié en arrêt coûte moins cher qu’un jeune renvoyé en prison.

Mathieu, un éducateur

« Un jour, je me suis fait étrangler par un mineur violent. J’ai envoyé un message à la direction, l’informant que j’étais en danger. Mais rien n’a bougé, je n’ai pas été soutenu, affirme son collègue Sélim. Le gamin a fait les trois quarts de la session et il a fallu un problème avec un autre jeune pour qu’il soit exclu du centre. »

Pour l’éducateur, « la sécurité des jeunes prime sur celle des salariés », et cela pour de mauvaises raisons : « C’est le chiffre d’affaires avant tout. » Le ministère de la justice verse en effet près de six cents euros par jour et par enfant accueilli par ce centre. « L’entreprise préfère porter plainte pour une télé cassée que pour un salarié agressé, renchérit Mathieu. Le salarié peut porter plainte lui-même. Mais après, il doit continuer de travailler avec son agresseur et avec sa bande, qui sont au courant de la plainte, ou bien il part en arrêt maladie. Au final, un salarié en arrêt coûte moins cher qu’un jeune renvoyé en prison. »

Certains évoquent aussi l’accueil d’un nombre croissant de jeunes présentant des troubles du comportement nécessitant une prise en charge médicale et des compétences dont ne dispose pas le personnel du CER. « Il y a des mineurs de plus en plus dépendants au cannabis, qui est bien plus puissant que dans le passé. Pour certains, c’est une forme d’automédication. Ils seront prêts à se placer sous la dépendance de toute personne qui peut leur fournir ce produit. Cela crée une hiérarchie entre les jeunes », complète son collègue François, déplorant lui aussi le manque de réactivité de la chaîne de commandement face aux actes violents.

Maxime Zennou, de SOS Jeunesse, rejette avec véhémence l’accusation de priorité donnée « au chiffre ». « Chaque euro perçu et dépensé est encadré et vérifié par la PJJ, […] la quête de profits financiers est formellement proscrite », souligne-t-il. Il admet en revanche des difficultés à gérer la violence des mineurs. « Une fois le mineur placé au sein de l’établissement via une ordonnance de placement, seul un magistrat peut en décider la main levée, explique-t-il. Parfois, le magistrat n’est pas en mesure de donner accord à notre sollicitation, induisant de fait la poursuite du placement du mineur. »

Manque d’éducateurs spécialisés

Le dirigeant confirme également une évolution préoccupante du public accueilli par le CER, ressentie par ailleurs dans l’ensemble du secteur médico-social. « Ces dernières années, tous les rapports […] tirent la sonnette d’alarme tant sur la dégradation de la santé mentale des mineurs que sur les difficultés criantes d’accès aux soins, notamment par manque de professionnels de santé dédiés, commente-t-il. Les établissements […] n’ont d’autre choix que de s’adapter. » Le personnel du CER Lozère comprend un psychologue, sur un temps partiel à 40 %.

Reste le problème récurrent du recrutement de personnels formés, pierre angulaire, aux yeux de tous les salarié·s interrogé·s, d’une sortie de crise durable. « Même un tiers de diplômés suffiraient à créer une émulation », analyse Tarik Zail. Faiblesse du bassin d’emploi local, éloignement, mauvaise réputation… Le centre n’est jamais parvenu à atteindre une telle proportion d’éducateurs spécialisés dans ses rangs.

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Le Groupe SOS a mis en place des formations pour accompagner ses équipes « dans une montée en compétence qui a vocation, rapidement, à leur permettre […] d’obtenir un diplôme d’éducateur », affirme Maxime Zennou.  Mais plusieurs salariés déplorent une inadéquation de ces formations et une difficulté d’y accéder.

« La seule chose mise en place par SOS Jeunesse, ce sont des formations en interne, basées sur des textes, sur la bientraitance ou la sanction éducative, commente Mathieu. Des formations externes étaient possibles en principe, mais la nécessité de service nous a toujours empêché d’y aller. »

« Malgré tout ce qu’on peut en dire, le CER fait de son mieux, et on a besoin de lui », affirme l’ancien chef de service Cédric Decarsin. Le travailleur social souligne à quel point il est difficile d’ouvrir un centre de ce type : « J’ai été accueilli à une réunion d’information sur un projet d’installation de CER par des habitants munis de fourches et de fusils », assure-t-il.

Il énonce une évidence : « Il ne faut pas abandonner ces gamins, on ne peut pas se contenter de dire qu’on n’en veut pas. Ce sont les citoyens de demain. »