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PROCHE ET MOYEN-ORIENT

En Palestine, la Nakba n’est pas « un souvenir du passé » mais une tragédie qui se répète
D’ordre militaire en ordre militaire, les autorités israéliennes ne cessent de pousser les habitants de Gaza vers le sud de l’enclave. En trois mois, ce sont près de deux millions de personnes qui ont subi des déplacements forcés successifs. Un écho, dans les mémoires, de l’épuration ethnique de 1948.

Gwenaelle Lenoir

2 janvier 2024 à 17h28

 
 
Les images d’aujourd’hui sont en couleur, celles d’hier en noir et blanc. Sur les unes, les femmes portent longs manteaux et voiles. Les robes étaient plus courtes autrefois, et les cheveux plus souvent au vent. Les enfants arboraient souvent des culottes courtes. Aujourd’hui, c’est plus rare, et depuis novembre, il fait trop froid.

Pour le reste, les scènes sont les mêmes. Des hommes et des femmes chargés de nouveau-nés emmaillotés dans des couvertures, des valises, des ballots. Des vieux et des vieilles entassés au milieu des matelas sur des carrioles tirées par des ânes. Et puis, épisode suivant, des tentes de fortune, des gens qui font la queue pour, on le devine, un peu d’eau, quelque nourriture.

Les images en couleur se superposent à celles en noir et blanc. Surtout, les scènes se répètent tant depuis le 13 octobre, jour où l’armée israélienne a intimé aux Gazaoui·es du nord de l’enclave de quitter la zone avant qu’elle ne soit détruite, qu’on a du mal à se dire qu’elles se déroulent dans un territoire qui fait 41 kilomètres de long et entre 6 et 12 kilomètres de large.


Des Palestiniens quittent leurs maisons dans le camp de réfugiés de Bureij à Gaza, le 26 décembre 2023. © Photo Ashraf Amra / Anadolu via AFP
« Ma mère de 72 ans a déjà été déplacée plusieurs fois, raconte Ashraf Amritti, un Gazaoui d’une quarantaine d’années, aujourd’hui traducteur dans un cabinet d’avocats de New York. Un ami journaliste m’a prévenu que les Israéliens allaient bombarder notre immeuble, dans le centre de la ville de Gaza. Je lui ai demandé d’évacuer ma mère. Elle a pris quelques affaires, elle est allée chez une de mes sœurs, un peu plus au sud. Cette maison-là aussi a été bombardée. Elle a encore bougé. Jusqu’à quand ? Jusqu’où ? » Au 30 décembre, elle était dans le centre du territoire. Dans une maison avec quarante autres personnes.

En 2023 se rejoue l’expulsion de 1948
2023 dans la bande de Gaza, depuis octobre, évoque inexorablement le printemps, l’été et l’automne 1948 et cet épisode que les Palestiniens nomment la Nakba, (« catastrophe » en arabe), le déplacement forcé de 800 000 Palestiniennes et Palestiniens de leurs villes et villages dans ce qui est devenu en mai 1948 l’État d’Israël vers les pays voisins, la Cisjordanie, Jérusalem-Est et la bande de Gaza.

Longtemps, le narratif israélien a dominé : ces personnes ont quitté leurs maisons incitées par les autorités palestiniennes et les pays arabes qui voulaient la voie libre pour mener la guerre contre le jeune État hébreu. Les voix palestiniennes qui remettaient en cause ce récit étaient méprisées et balayées.

Il faut attendre les années 1980 et les décennies suivantes pour voir les fissures apparaître. Une nouvelle génération d’historiens israéliens, en appui de leurs collègues palestiniens, refondent le récit historique. Ils s’appuient sur les archives militaires qui s’ouvrent, sur le recueil ou la redécouverte de témoignages de combattants des groupes juifs : la Haganah, qui devient l’armée israélienne en mai 1948, les groupes dissidents, l’Irgoun, Stern, le Lehi. Ces historiens retrouvent aussi les paroles des réfugiés palestiniens. Certaines sont aujourd’hui en ligne, comme ici.


Les mots sont posés sur une réalité qu’Israël a voulu cacher, et que les thuriféraires de l’État hébreu persistent à nier. La Nakba n’est pas le départ volontaire des habitant·es de Palestine mais leur déplacement forcé. Ce que l’on nomme aujourd’hui une épuration ethnique, opération par laquelle une partie en conflit veut conquérir la terre de l’autre partie et en chasser sa population.

L’un des principaux « nouveaux historiens » israéliens, Ilan Pappé, démontre le caractère volontaire et planifié de la Nakba dans son ouvrage Le Nettoyage ethnique de la Palestine. « Quand il a créé son État-nation, le mouvement sioniste n’a pas fait une guerre dont la conséquence “tragique mais inévitable” a été l’expulsion d’une partie de la population indigène. C’est le contraire. L’objectif premier était le nettoyage ethnique de l’ensemble de la Palestine, que le mouvement convoitait pour son nouvel État », écrit l’universitaire.

 


Des réfugiés palestiniens en 1948. © Photo DR
Il est à noter que la résonance avec aujourd’hui pose problème à certains : son éditeur français, Fayard, désormais contrôlé par le milliardaire d’extrême droite Vincent Bolloré, a décidé de ne plus le proposer. C’est une autre maison, La Fabrique, qui le mettra de nouveau sous presse d’ici peu.

Depuis l’après 7 octobre et les attaques meurtrières du Hamas contre des postes militaires et des villages israéliens, l’armée de l’État hébreu ne cesse d’ordonner aux habitant·es de la bande de Gaza de se déplacer. Une carte diffusée sur son site montre qu’elle a découpé l’enclave en petits morceaux. Des audios diffusés directement sur les messageries des habitant·es intiment, en arabe, à celles et ceux qui vivent dans telle ou telle zone de « se diriger » vers des endroits plus sûrs, pour « le bien de [leur] famille », lesdites zones devant être la cible d’attaques militaires dans les heures qui suivent.

Quand ma mère a quitté notre appartement, elle a fait exactement les mêmes gestes que ceux qui ont dû partir en 1948 : elle a fermé la porte à clé et elle a mis la clé dans son sac.

Ashraf Amritti, Gazaoui
Une méthode que l’historien palestinien Walid Khalidi, spécialiste de la Nakba, a retrouvée lors de ses recherches dans le journal d’Harold Levin, responsable de la radio de la Haganah à Jérusalem pendant la guerre de 1948. « Un haut-parleur diffusait en arabe un message radio de la Haganah à destination des civils arabes, les pressant de quitter le quartier avant 5 h 15 du matin : “Ayez pitié de vos femmes et de vos enfants et sortez-les de ce bain de sang… Sortez par la route de Jéricho, qui vous est encore ouverte. Rester serait catastrophique pour vous.” Le journal de Levin situe le message à la date du 15 mai. »

À ces messages militaires font écho ceux des civils, cibles et victimes, et les Palestinien·nes y voient un lien de plus entre 1948 et 2023.

« En 1948, la radio a été utilisée pour rapprocher des familles dispersées. Le son de la radio fait vraiment partie de notre mémoire collective, les gens disaient : “Je suis untel, le fils ou la fille d’untel est ici, nous avons été déplacés de tel village, nous sommes maintenant ici, si vous connaissez nos parents, dites-leur que nous allons bien.” Il y avait des programmes de radio dédiés, raconte Nour Odeh, journaliste et analyste palestinienne, depuis Ramallah. Aujourd’hui c’est sur Facebook et Instagram : des gens qui cherchent à savoir ce qui est arrivé à leurs proches, des gens qui lancent des appels au secours, parce que leur famille est sous les décombres mais encore en vie. Nos timelines sont un flux continu de SOS. »

« Tout, dans cette guerre, nous rappelle 1948 », reprend-elle. Même pour des familles comme celles de Nour Odeh ou d’Ashraf Amritti, qui n’ont pas été déplacées en 1948, la première étant de Cisjordanie et la seconde de Gaza, le traumatisme du déracinement n’a jamais quitté la société palestinienne.

Chaque Palestinien en est persuadé : l’armée israélienne veut « finir la Nakba »
Il est omniprésent, à travers le symbole de la clé, réveillé aujourd’hui. « Quand ma mère a quitté notre appartement, elle a fait exactement les mêmes gestes que ceux qui ont dû partir en 1948 : elle a fermé la porte à clé et elle a mis la clé dans son sac », relate Ashraf Amritti. Avec la crainte que, comme les clés de 1948, celles de 2023 deviennent le symbole de maisons perdues et d’un retour toujours espéré et jamais réalisé.

« La Nakba, pour moi, est vivante, elle est incarnée par mon grand-père. Il a 94 ans, il en avait 19 quand il a quitté son village, Herbiyya, que les Israéliens appellent aujourd’hui Zikim et qui est juste au nord de la bande de Gaza, affirme Nader al-Ghoul, la quarantaine, journaliste et universitaire spécialiste des institutions américaines, qui vit à Chicago, aux États-Unis. Toute sa vie, il nous a raconté combien sa vie était belle, à Herbiyya. Il y faisait le commerce du raisin et des figues, les vendait à Gaza. Après le déracinement, il a tenu une épicerie, mais il ne s’est jamais remis d’avoir perdu sa terre. Et en octobre, quand les Israéliens ont ordonné aux habitants du nord de la bande de Gaza de partir vers le sud, il a refusé de quitter la maison qu’il a construite dans le quartier de Cheikh Radwan. Il disait qu’il ne voulait pas vivre un déracinement une nouvelle fois. Il a fallu le forcer. »

Car ce nouveau déracinement n’est pas seulement géographique. Une fois de plus, les liens sociaux risquent d’être brisés. Après 1948, les déplacés avaient tenté de les recréer en organisant les camps de réfugiés sur le modèle des villages et des villes d’où ils avaient été arrachés.

C’est déjà une seconde Nakba, parce que le nord de Gaza est inhabitable. Et Israël dit que les gens n’y retourneront pas.

Nour Odeh, analyste
Des histoires comme celle du grand-père de Nader al-Ghoul sont légion. Pas seulement chez les personnes âgées, qui ont vécu la Nakba dans leur chair. « Quand un de mes amis, du camp de réfugiés de Chati [dans le nord de la bande de Gaza – ndlr] s’est résolu à partir vers le sud, son fils, un adolescent en deuxième année de lycée, l’a accusé d’être un lâche, de s’enfuir, de faire ce que ses propres parents avaient fait, de participer à cette Nakba, de faire de nous des réfugiés, une fois de plus. Il a dû mettre les deux de force dans la voiture, son fils et son père, qui ne voulait pas partir non plus », raconte Nour Odeh.

« C’est terrible pour chacun d’entre nous, où que nous soyons aujourd’hui, car nous sentons une menace existentielle, reprend Nader al-Ghoul. Parce que nous savons très bien que les Israéliens veulent “terminer le travail”, pousser la Nakba au bout cette fois-ci et expulser la population vers l’Égypte. Ils l’évoquent ouvertement. »

« Nous sommes en train de réaliser la Nakba de Gaza », a affirmé, mi-novembre, Avi Dichter, ministre de l’agriculture du gouvernement Nétanyahou et ancien chef du Shin Bet, le service de sécurité intérieure. Un document du « ministère des renseignements israélien » – une entité gouvernementale israélienne chargée de la production d’études et de textes d’orientation mais qui n’a pas d’autorité exécutive –, rédigé une semaine après les attaques du 7 octobre et révélé par le site Mekomit, expose trois plans pour l’avenir de la population de la bande de Gaza.


Le meilleur, selon ce document de pure « prospective » selon les autorités israéliennes, est l’installation des Gazaoui·es dans des villes-tentes… dans le Sinaï égyptien. Le premier ministre Nétanyahou a beau nier toute volonté de « transfert », la petite musique est entêtante. D’autant que, selon le journal Israel Hayom cité par Le Monde, Nétanyahou a exprimé sa volonté de « réduire la population de Gaza au niveau le plus bas possible » pour organiser une « fuite massive vers les pays africains et européens ».

« C’est déjà une seconde Nakba, parce que le nord de Gaza est inhabitable. Et Israël dit que les gens n’y retourneront pas. Le déracinement, l’expulsion ont déjà eu lieu. Pour les réfugiés, une nouvelle fois, et aussi pour les familles qui vivent à Gaza depuis des siècles, celles [des quartiers] Shirjaiyya, Zeitoun, Rimal, reprend Nour Odeh. Ces familles qui ont accueilli les réfugiés de 1948, les voilà à leur tour déplacées de force, appauvries, humiliées, affamées, sans nulle part où retourner. »

Les mots manquent : celui de « Nakba » est aujourd’hui trop étroit pour décrire les événements. Car, disent les Palestiniens, il enveloppe à la fois des épisodes d’une violence d’extrême intensité, comme ceux de 1948 ou de 2023, et le processus continu de dépossession par l’occupation, la colonisation, et l’effacement, dans le discours israélien, de l’épuration ethnique de 1948, interdite de commémoration depuis une loi de 2011.

« Pour nous, la Nakba est une expérience continue. Ce n’est pas un souvenir, c’est une réalité de chaque jour, affirme Nour Odeh. La puissance occupante s’arroge le droit de démolir votre maison, d’envoyer vos proches en prison, a le pouvoir de vous empêcher de vivre sur votre terre. »

Quel mot sera adéquat si la population de la bande de Gaza, acculée à la frontière égyptienne fermée, bombardée, malade, affamée, finit par quitter l’enclave palestinienne d’une façon ou d’une autre ? Nour Odeh garde le silence un long moment, et finit par lâcher : « Ce serait au-delà de la Nakba. Il faudrait inventer un nouveau mot. Car ce serait la fin de la cause palestinienne. »

Gwenaelle Lenoir