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Ehpad : les plaintes s’accumulent contre le groupe privé DomusVi

La plainte pour « maltraitance aggravée » déposée en octobre 2023 contre un Ehpad toulousain n’est pas isolée. Trois autres familles ont saisi la justice, à Toulouse et en Seine-Saint-Denis, pour dénoncer des dysfonctionnements dans la prise en charge des résidents au sein du groupe DomusVi.

Magalie Lacombe (Mediacités Toulouse)

14 janvier 2024 à 17h33

 

ToulouseToulouse (Haute-Garonne).– Les 13 et 14 décembre 2023, les familles des résident·es de l’Ehpad l’Écuyer, près de l’hippodrome, à Toulouse, ont découvert, à l’entrée du bâtiment, une petite affichette indiquant « une inspection conjointe de l’ARS et du conseil départemental en cours de réalisation sur le site ». Une inspection « inopinée », d’après les précisions apportées par le conseil départemental à Mediacités.

S’assurer du bon fonctionnement des Ehpad fait partie des missions de la collectivité et de l’agence régionale de santé (ARS). S’agit‐il d’un contrôle de routine ou d’une inspection décrétée à la suite d’une alerte ? L’ARS n’a pas donné suite à notre demande d’explication. Le conseil départemental de la Haute‐Garonne assure pour sa part être à la disposition de la justice pour transmettre tout élément nécessaire, dans le cadre de « l’enquête en cours ».

L’enquête en question fait notamment suite à la plainte déposée le 8 octobre 2023 par Juliette Loore, dont le père, Pierre, est domicilié à l’Écuyer depuis cinq ans. Comme nous le relations dans notre enquête, la quinquagénaire dénonce la « maltraitance aggravée » subie par le vieil homme. Pour appuyer ses dires, elle dispose de 350 heures d’enregistrements captés clandestinement grâce à un appareil placé discrètement dans sa chambre, entre juillet et octobre 2023.

 

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L’Ehpad l’Écuyer, à Toulouse. © Photomontage Mediapart

L’écoute des bandes, que Mediacités a pu consulter, est accablante pour l’Ehpad privé du groupe DomusVi. Elles révèlent des mauvais traitements et des injures prononcées à l’égard du résident, âgé de 91 ans.

Juliette Loore avait déjà déposé plainte au commissariat, en septembre 2020, pour « manque de soins ayant entraîné une dégradation de la santé » de son père. Une procédure classée sans suite. Elle n’est pas la seule à se démener contre le groupe DomusVi. Ces deux dernières années, d’autres familles ont également signalé des dysfonctionnements au sein de cet établissement toulousain. Au total, quatre ont porté plainte.

Une chute en pleine nuit a marqué Jacques Limouse, dès le début du séjour de sa mère en 2021. Cette dernière a passé dix‐sept mois à la résidence l’Écuyer, avant son décès en décembre 2022. « Dès la première nuit, les employées l’ont trouvée au petit matin, derrière le lit. Elle a été emmenée aux urgences. Elle souffrait d’un traumatisme crânien et d’une hémorragie cérébrale. »

Classement sans suite

Le fils de cette résidente a porté plainte quelques mois plus tard, en avril 2023, pour « violence habituelle sur personne vulnérable », en déplorant notamment un seul changement de couche par jour. Comme Juliette Loore, Jacques Limouse dit s’être inquiété pour sa mère, qui apparaissait « très amaigrie » depuis son arrivée dans l’Ehpad. Il attend toujours de connaître les suites réservées à sa plainte.

Évelyne Navlet, elle, a déposé une plainte au commissariat de Toulouse fin février 2023. Le dimanche 5 février, avant le coucher, une résidente a fait tomber sa mère en essayant de la transférer de son fauteuil roulant à son lit. Les deux soignantes du secteur sont intervenues « aussitôt leur appel à l’aide entendu », a affirmé la direction, dans un compte rendu rédigé quelques jours après les faits.

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Hospitalisée et opérée d’une fracture du fémur le 10 février 2023, la vieille dame de 94 ans est morte trois jours plus tard. « Si elle n’était pas tombée, elle serait encore avec nous », répète sa fille, toujours déterminée à faire reconnaître l’implication de l’Ehpad.

Sa plainte a été classée sans suite, tout comme la première plainte de Juliette Loore. Mais l’avocate d’Évelyne Navlet a écrit, début novembre, à la directrice de l’établissement pour demander réparation à la suite de ce qu’elle qualifie de manque de surveillance et de négligences « à l’origine du décès ». « Une instruction est en cours », nous a répondu par courriel Valérie Berud, responsable de l’Écuyer, précisant « collaborer à l’enquête afin de faire toute la lumière sur cet événement ».

C’était l’enfer où était ma mère.

Bernard de Lise, fils d’une résidente d’un Ehpad de Seine‐Saint‐Denis

En juin 2023, ces trois familles ont créé le collectif Cofameq, pour unir leurs forces. Les problèmes ne se limitent pas à la résidence toulousaine. Le groupe DomusVi, troisième gestionnaire d’Ehpad privés en France, est pointé du doigt par des proches de résident·es dans tout le pays. En janvier 2023, Bernard de Lise, fils d’une résidente, a publiquement dénoncé les conditions de vie de sa mère dans la maison de retraite Les Jardins de Longuiolles à Vaujours, en Seine‐Saint‐Denis. 

« C’était l’enfer où était ma mère », clame aujourd’hui encore le Niçois, qui a déposé deux plaintes contre DomusVi : la première en mars 2023, et la seconde en mai, pour « coups et blessures » et « mise en danger de la vie d’autrui ». En attendant la suite de la procédure, il se dit soulagé d’avoir fait déménager sa mère dans un Ehpad près de chez lui.

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Ces cas sont‐ils le fait d’employées maltraitantes ou découlent‐ils d’un système généralisé sur fond de conditions de travail déplorables ? Concernant les maltraitances subies par Pierre Loore, Valérie Berud, la directrice de l’Ehpad toulousain, assure avoir découvert les enregistrements après les révélations de Mediacités. Elle jure qu’une enquête interne va être lancée.

« Sachez que si nous avons la suspicion que de tels propos sont tenus, nous sommes intransigeants pour préserver la sécurité des résidents : une mise à pied immédiate à titre conservatoire est réalisée dans l’attente d’un entretien préalable à une sanction pouvant aller jusqu’au licenciement pour faute grave ou lourde, voire au signalement auprès du procureur et de l’ARS », précise‐t‐elle.

Dix minutes par personne

Les familles plaignantes défendent un autre point de vue. Toutes dénoncent le manque d’effectifs pour s’occuper de leurs parents. À Toulouse, la directrice de l’Écuyer dit disposer de 61 collaborateurs et collaboratrices pour accueillir en moyenne 77 résident·es. Nous n’avons pas pu savoir combien sont les soignant·es parmi eux. Dernier chiffre en date, en septembre 2022, son prédécesseur affichait un ratio de neuf soignant·es pour 80 résident·es, parmi lesquel·les deux aides‐soignantes affectées chaque jour à l’unité protégée, qui accueille les douze personnes âgées les plus dépendantes. 

C’est dans cette unité que Pierre Loore a sa chambre. Chaque soir, à cet étage, une fois le dîner terminé, soit autour de 19 heures, les deux professionnelles ont une heure pour accompagner et préparer chaque pensionnaire pour la nuit, soit une moyenne de dix minutes à peine par personne. Les enregistrements réalisés la nuit par Juliette Loore révèlent, en creux, la fatigue et la lassitude des employées. En interne, les conditions de travail sont en effet qualifiées de « dures ».

Ce qui m’a choquée, c’est quand la directrice m’a dit : “Les chutes, c’est normal.”

Adeline Abadie, petite-fille d’une résidente

Adeline Abadie, qui rend régulièrement visite à sa grand‐mère en fin de semaine dans l’unité protégée, en témoigne : « Les dames de jour, je vois bien qu’elles font du mieux qu’elles peuvent. Sauf qu’elles ne sont pas assez nombreuses. Ma mère s’est déjà fait choper le soir par l’assistante de la directrice, dans la chambre de ma grand‐mère, au moment du dîner. Elle lui a demandé pourquoi celle‐ci restait. Ma mère lui a répondu qu’elle restait, car les deux employées “ne sont que deux et que si [elle n’est] pas là pour faire manger [s]a mère, elle ne mange pas !”. »

La grand‐mère d’Adeline Abadie a dû être hospitalisée en septembre 2023, après être tombée dans sa chambre. « Ce qui m’a choquée, reprend la quadragénaire, c’est quand la directrice m’a dit : “Les chutes, c’est normal.” Je lui ai rétorqué que c’était normal dans un contexte où l’on manque de personnel, parce que si l’aide-soignante avait été avec ma grand‐mère à ce moment‐là, il n’y aurait pas eu de chute. »

Effectifs renforcés la nuit

En décembre dernier, Mediacités a aussi eu connaissance d’un manque de matériel dénoncé par les employées : des gants jetables destinés à assurer la toilette intime des résident·es. « Nous répondons au besoin nécessaire de chaque prise en soin autour de l’hygiène », nous a rétorqué Valérie Berud, la directrice de l’Écuyer. Avant d’ajouter, comme pour se dédouaner : « Néanmoins, et suite à des constats de surconsommation et/ou de disparition de boîtes complètes, un rappel a été fait au personnel sur le bon usage et la bonne utilisation de ceux‐ci. »

Nos nombreuses démarches auprès de ces salariées ne nous ont malheureusement pas permis de recueillir leurs témoignages, nécessaires pour attester l’existence de mauvaises conditions de travail dans cet établissement. La seule qui ait accepté de parler à Mediacités s’est finalement rétractée juste après le passage des agents de l’ARS et du conseil départemental dans l’établissement, mi‐décembre. Il nous a été impossible d’analyser son revirement. Même la représentante de Force ouvrière, le syndicat majoritaire dans l’Ehpad toulousain, n’a pas souhaité s’exprimer.

La maltraitance du soignant se répercute sur la maltraitance du résident.

Céline Astugue, CGT Santé action sociale

Pour obtenir une réaction, il nous a fallu remonter jusqu’à Anne‐Marie de Biasi, secrétaire générale de l’Union nationale des syndicats Force ouvrière de la santé privée pour la Haute‐Garonne. « Il y a quelques mois, il y avait beaucoup de turn‐over des salariées [dans l’Ehpad l’Écuyer – ndlr]. Aujourd’hui, ça va mieux, tempère cette syndicaliste. Les effectifs ont été renforcés la nuit. Elles sont passées de deux à trois employées pour veiller sur l’ensemble des résidents de la maison de retraite. »

Forte de vingt-deux ans d’expérience en maisons de retraite, Céline Astugue, secrétaire adjointe de la CGT Santé action sociale en Haute‐Garonne, remarque pour sa part et de manière plus générale « un turn‐over énorme dans tous les établissements » et « des soucis de conditions de travail » depuis la crise du Covid. « On est obligés de s’autoremplacer. Les directeurs aussi s’en vont parce qu’ils n’en peuvent plus. Ça devient critique », alerte la secrétaire adjointe.

Sont‐ce ces difficultés qui engendrent des situations de maltraitance ? Sans doute, selon Céline Astugue, qui s’interroge : « Comment donner à manger en dix minutes ? Comment prendre le temps de pouvoir discuter avec le résident ? La maltraitance du soignant se répercute sur la maltraitance du résident. »

Magalie Lacombe (Mediacités Toulouse)