JustPaste.it

Frydman : « Sur la reproduction, on a renforcé la croyance que tout est possible »

Propos recueillis par Nathalie Brafman et Solène Cordier Publié hier à 20h00, modifié hier à 20h10

PMA, greffe d’utérus et demain le biobag… Face aux récents progrès de la recherche médicale, le professeur René Frydman, un des pères de la fécondation in vitro, s’interroge aujourd’hui sur les dérives de la médecine de la reproduction.

 

Dans son dernier ouvrage, La Tyrannie de la reproduction (Odile Jacob, 208 pages, 21,90 euros), René Frydman, pionnier de la médecine de la reproduction avec la naissance du premier bébé français né par fécondation in vitro en 1982, met en garde contre le risque du bébé à tout prix grâce aux récents progrès de la médecine.

 

En 1986, votre premier livre évoquait « l’irrésistible désir de naissance ». Le dernier s’intitule « La Tyrannie de la reproduction ». Du désir à la tyrannie, qu’avez-vous observé pendant toutes ces années ?

En quarante ans, la société a changé, les problèmes d’infertilité ne sont plus tout à fait les mêmes. Aujourd’hui, le désir d’enfant est beaucoup plus tardif et certaines techniques se sont développées. Je pense aux traitements de l’infertilité masculine, au dépistage génétique préimplantatoire ou encore à la congélation des ovocytes… Tout cela a d’une certaine manière ouvert le champ des possibles et renforcé la croyance que tout est possible.

 

Cela conduit parfois à une forme d’acharnement chez certains couples, certaines femmes, je l’ai vu en consultation. D’autant plus que, dans notre pays, les techniques de procréation médicalement assistée [PMA] sont prises en charge par la Sécurité sociale, ce qui n’est pas le cas ailleurs. Et donc on glisse de plus en plus du « je désire un enfant » à « j’y ai droit ».

 

En parallèle, vous parlez d’un marché de la reproduction en plein essor…

Cette question est très sensible à l’échelle mondiale. Elle l’est un peu moins à l’échelle française, parce que nous avons jugulé le développement des centres de fécondation in vitro [FIV] privés et publics à une centaine. Dans certains pays, il y en a à foison, sans contrôle, et c’est devenu un commerce. Des grands groupes ont pris en main le marché, installé des succursales, des franchises, des objectifs de rentabilité…

 

Selon vous, qui met en place cette tyrannie de la reproduction ? Ce sont les médecins, les patientes ?

C’est un ensemble. Les médecins ont en face d’eux des couples et des femmes seules limités par leur biologie et qui parfois se perdent, se déséquilibrent dans cette course-poursuite sans fin. Ils doivent apprendre à dire non. Il arrive que je voie en consultation des gens sortir détendus alors que je viens de leur dire qu’il vaudrait mieux tout arrêter. Cela peut provoquer un soulagement. Parfois il faut se battre et de temps en temps le médecin doit dire « on arrête tout parce que c’est voué à l’échec ». Et puis, quelques fois, il y a des miracles et une grossesse survient.

 

Après quelque 3 000 accouchements, ces grossesses inattendues vous procurent toujours autant d’émerveillement… 

Absolument. Lorsque je travaillais à l’hôpital de Clamart [Hauts-de-Seine], nous avions écrit un article sur « les grossesses de la liste d’attente » car, déjà à l’époque, les délais pour obtenir une fécondation in vitro étaient très longs. Une étude de l’Institut national d’études démographiques [Ined] de 2016 portant sur plus de 6 500 couples ayant commencé un parcours de FIV montrait que, huit ans plus tard, 48 % étaient parents grâce à un traitement de l’infertilité, 11 % par l’adoption, 12 % par conception spontanée et 29 % étaient toujours sans enfants.

 

Sur ces questions de procréation, quelles sont selon vous les lignes rouges à ne pas franchir ?

La plus importante est de ne pas utiliser quelqu’un pour son propre profit. C’est pour cela que je me pose toujours la question de la place de l’enfant et des personnes qui participeraient grâce à leurs ovocytes ou leur sperme à cela. Les risques sont là : aujourd’hui, la gestation pour autrui [GPA] et demain beaucoup d’autres choses. Un exemple : en Inde, il existe déjà un groupe qui propose de réaliser des greffes d’utérus en Indonésie, au Maroc… hors de tout contrôle.

 

Les partisans de cette pratique vous opposent l’argument de la GPA éthique. Qu’en pensez-vous ?

La GPA existe depuis trente ans et je n’ai jamais vu de GPA hors marchandisation, en dehors de très rares cas, qui sont d’ailleurs très médiatisés. Je ne vous parle pas de cas particuliers, entre sœurs par exemple, ce qui soulève d’autres questions liées à la dette morale. C’est un autre sujet.

La GPA éthique [hors marchandisation] n’existe pas et n’existera jamais. C’est un vœu pieux. Tout simplement parce que vous êtes dans le cadre d’un contrat de protection de l’enfant ou de la mère qui peut aboutir là aussi à des excès. Quand vous regardez un contrat de GPA, cela peut aller très loin, avec des consignes sur la manière de se conduire pendant la grossesse, une interdiction de fumer, de boire… Et, finalement, ce n’est pas la mère porteuse qui est la plus gagnante dans ces histoires. Sans oublier les histoires dramatiques, liées aux imprévus d’une grossesse. Je pense notamment à ce couple d’Australiens qui a laissé un des jumeaux nés d’une mère porteuse parce qu’il était trisomique.

 

Au-delà des risques liés à cette marchandisation, vous soulignez votre attachement au lien qui se crée entre la mère et le bébé tout au long de la grossesse…

On a beaucoup œuvré en obstétrique sur l’accueil de l’enfant lors de l’accouchement en privilégiant la présence du père, pour que la mère garde le nouveau-né un moment contre elle… On fait tout pour le contact et le rapprochement, parce qu’un certain nombre d’études montrent que l’épigénétique, c’est-à-dire l’environnement, joue un rôle très important. Un embryon implanté dans le corps d’une femme ou d’une autre ne sera pas le même bébé. D’ailleurs, lorsqu’une femme bénéficie d’un don d’ovocyte, on lui dit certes que c’est l’ADN d’une autre femme mais que, comme elle porte cet enfant, elle va tisser des liens jusqu’à l’accouchement et que ce sera son enfant. Ce lien est tel qu’il peut rester très longtemps après la naissance des cellules fœtales dans le sang maternel.

D’un côté, on valorise ce lien-là, de l’autre, avec la GPA, on objecte que cela n’a aucune importance pour la mère porteuse. Ce discours est totalement contradictoire selon les intérêts poursuivis.

 

Congeler ses ovocytes hors raisons médicales, ce qui est possible depuis la dernière loi de bioéthique, participe-t-il de cette tyrannie de la reproduction ?

C’est un cumul de situations. Il faut jongler entre la pression personnelle, choisir d’avoir un enfant ou y renoncer, la pression familiale, la pression sociétale, la pression médicale et une pression due à l’explosion du champ des possibles, comme la greffe d’utérus que j’ai accompagnée à l’hôpital Foch avec le professeur Jean-Marc Ayoubi. Aujourd’hui, nous en sommes à trois greffes et trois naissances. Deux d’entre elles ont été possibles grâce au don d’utérus d’une mère à sa fille.

 

Demain, des femmes transgenres pourront-elles aussi demander une greffe d’utérus ?

Je pense que c’est une limite à poser. Pour moi, il n’en est pas question. La question sera de savoir si on répond à ces demandes, vu la lourdeur de l’opération. Cette greffe répond en premier lieu aux femmes nées sans utérus. Mais vous trouverez toujours un chirurgien qui voudra se faire de la publicité et acceptera de greffer un utérus sur une femme transgenre.

 

Craignez-vous un manque d’éthique des jeunes générations de médecins qui répondraient à toutes les demandes ?

Les choses s’organisent et il faut donner des cadres. Croire à la spontanéité est un peu dangereux dans une période où la société est très focalisée sur l’ego, l’image, la reconnaissance et les échanges commerciaux. Je ne suis pas très confiant au niveau mondial et donc je reste très vigilant.

 

Vous prônez depuis des années un grand plan sur l’infertilité. Emmanuel Macron vient d’annoncer son lancement. Il était temps ?

Oui et plus que nécessaire ! En 2022, vingt et une propositions ont été faites dans le cadre d’une mission gouvernementale qui touche à la prévention, aux traitements, à l’information et à la recherche. L’important, c’est qu’il y ait un organisme qui assure le suivi de ce plan dans la transparence.

 

Parmi les avancées que vous saluez, l’une d’entre elles concerne le biobag ou ectogenèse partielle. En quoi consiste-t-elle ?

Le biobag est un utérus artificiel tardif qui permettrait de prendre en charge la très grande prématurité, pour des bébés nés avant 22 semaines. La grossesse est censée durer 41 semaines, la viabilité se situe autour de 23 semaines parce qu’on peut agir sur les poumons. Lorsque j’ai commencé l’obstétrique, on ne prenait pas en charge les bébés qui naissaient à 26 ou 27 semaines de gestation. Les pédiatres ne les réanimaient pas. Puis les néonatologistes sont arrivés et ont décidé de tout essayer, sauf quand les séquelles étaient plus que probables, pour tenter de faire vivre ces enfants. En revanche, au-dessous de 22 semaines, la médecine ne sait pas faire. Des chercheurs ont travaillé sur le modèle animal, l’agneau en l’occurrence, et ont déjà réussi à les faire survivre plusieurs jours en les plaçant dans des biobags. Actuellement, trois universités sont en pointe sur le biobag, dont celle d’Eindhoven, aux Pays-Bas.

Si les recherches parviennent à proposer un jour ce recours, alors on placerait des bébés dans un sac en plastique rempli d’eau stérile et d’électrolytes à température constante. Le tout serait relié à une machine faisant office de « placenta » doté d’un circuit sanguin extracorporel qui, par son cordon ombilical perfusé, lui apporterait du sang, de l’oxygène et les nutriments nécessaires à son développement et en retour éliminerait les déchets organiques, conditions pour sa survie.

 

Cette prise en charge de la très grande prématurité est-elle souhaitable ?

Cela pose des questions, en effet. Imaginons le cas d’une femme de 42 ans, enceinte et qui accouche au bout de cinq mois de grossesse et dont ce sera sans doute le seul enfant, on pourrait comprendre de tout faire pour maintenir cet enfant en vie. Mais, là encore, cette technique n’est pas sans poser des questions médicales et éthiques. Que fera-t-on pour une femme beaucoup plus jeune qui pourra potentiellement avoir d’autres enfants ? Comme pour la greffe d’utérus, il faudra établir des règles et faire une évaluation au cas par cas.

 

Faut-il aller jusqu’à mener des recherches sur l’utérus artificiel total ?

Personnellement, je ne le pense pas. Des équipes, notamment une en Israël et une en Angleterre, travaillent, d’un côté, sur la création d’utérus artificiel pour étudier l’implantation embryonnaire. De l’autre, sur la formation de tissus embryoïdes pour essayer de comprendre les anomalies embryonnaires. Ces travaux visent plutôt à comprendre le stade précoce de la formation de l’embryon, où il y a beaucoup d’échecs, et l’interaction des tissus utérin et embryonnaire. De là à penser que ces travaux pourraient déboucher sur un utérus artificiel et une grossesse, je n’y crois pas. Pourquoi irait-on jusque-là ?

 

Où en est-on de la recherche concernant l’azoospermie, ces hommes qui n’ont pas de spermatozoïdes ?

Il y a beaucoup de recherches sur les néogamètes, c’est-à-dire la création de spermatozoïdes. Les cellules souches sont des cellules qui vont donner toutes les cellules à l’organisme, y compris les gamètes (ovocytes ou spermatozoïdes). Si l’on crée des cellules souches artificiellement grâce aux travaux du Britannique Sir John B. Gurdon et du Japonais Shinya Yamanaka [prix Nobel de médecine en 2012], on va pouvoir les dériver vers tel ou tel tissu. Chez le rongeur, des reproductions ont eu lieu à partir de néogamètes. Pour l’ovocyte, cela semble plus compliqué, mais on finira par y arriver.

L’azoospermie est un bon exemple de ce champ des possibles de la procréation. Aujourd’hui, si un homme azoosperme souhaite un enfant, il y a le don de sperme. Demain, on pourrait créer des cellules souches à partir d’une cellule de sa peau afin de constituer des spermatozoïdes provenant de son corps. On pourra ainsi fabriquer en usine des quantités de spermatozoïdes. Une jeune femme pourrait alors prendre ces spermatozoïdes, faire grandir son enfant dans un utérus artificiel et sera une maman solo et comblée.

 

Cette perspective vous inquiète-t-elle ?

C’est problématique. Quels seront les effets délétères de ces évolutions ? Je n’ai pas de réponses absolues. Mais il est nécessaire de prendre conscience que les choses sont en cours, que certaines évolutions vont plus vite qu’on ne le pense et qu’il serait bon de mener des réflexions afin de savoir quelle société nous voulons.